Simulez pour être recrutés

Mettre de côté le CV et valoriser les compétences, c’est ce que prône la Méthode de recrutement par simulation (MRS). Dix-huit ans après son instauration en France, le bilan est mitigé.
 
La barbe blanche est rasée de près, mais les traits sont tirés. Pendant trente ans, Georges Lemoine a dirigé l’agence ANPE du département des Deux-Sèvres. Le sociologue, conférencier à l’université de Poitiers, a quitté ses fonctions en 2007. Retraité partagé entre la France et le Canada, où il enseigne également, il n’a rien oublié de ces années passées aux côtés des chômeurs. « Ces histoires, souvent difficiles, font désormais partie de moi », explique simplement le professeur. En 1995, la France compte près de trois millions de chômeurs, un « scandale » pour ce directeur d’agence, quotidiennement confronté aux demandeurs d’emploi.
 
Une situation qui provient notamment des « filtres » érigés lors du processus de recrutement, selon l’universitaire. « Les préjugés à l’embauche étaient particulièrement forts, surtout à l’égard des femmes, des plus âgés, des jeunes et des personnes issues de l’immigration », se souvient le sociologue. Pour lutter contre cette discrimination, Georges Lemoine s’inspire alors d’expériences menées à l’université d’Ottawa. Pendant des mois, il part à la rencontre de plusieurs chefs d’entreprises, installés dans les Deux-Sèvres, pour identifier clairement les difficultés et les besoins des recruteurs. Son objectif : « Lutter contre les préjugés » et améliorer les conditions d’embauche.  
 

Des habiletés qui ne s’oublient pas

 

Élaborée pour freiner la discrimination, la MRS (Méthode de recrutement par simulation) est née d’un constat simple : « même lorsque les individus sont éloignés du travail pendant une longue période, ils conservent certaines habiletés, un savoir-faire acquis au quotidien  », explique Georges Lemoine. Au milieu des années 1990, plusieurs sociologues se penchent sur la notion de compétence. Marcelle Stroobants est docteur en sciences sociales de l'Université libre de Bruxelles (ULB). Elle y enseigne et poursuit ses recherches en sociologie du travail, à l'Institut de sociologie.
 
Dans un article paru en 1994, la chercheuse définit le travailleur compétent comme « celui qui est habileté à devenir habile dans un domaine de connaissances »Savoir-faire et compétences au travail. Une sociologie de la fabrication des aptitudes. Marcelle Stroobants, Bruxelles, Editions de l’Université, 1993, 383p. Collection « Sociologie du travail et des organisations ». « La complexité de tâches apparemment routinières » est également soulignée dans ses travaux. Secondé par Pierre Liège, alors consultant pour l’ANPE, Georges Lemoine met en place des exercices visant à évaluer ces habiletés et plongent les demandeurs d’emploi dans les conditions de travail du poste désiré. Dévisser un boulon de taille réduite, prendre la commande d’un client, effectuer des soudures précises, gérer un plan de table ou trier rapidement des documents, voilà ce qui est demandé aux candidats pendant ces séances. Ceux qui obtiennent le nombre de points nécessaires rencontrent ensuite les cadres de l’entreprise pour un entretien de motivation. 
 

 

Des recrutements massifs

 

En 1995, Georges Lemoine expérimente pour la première fois la MRS en collaboration avec l’entreprise Heuliez. L’usine de carrosserie, qui produit alors le modèle Xantia pour le constructeur automobile Citroën, souhaite embaucher un peu plus de mille salariés. Un recrutement massif qui cible différents départements de l’entreprise. Du montage au ferrage, Georges Lemoine va mettre en place des dizaines d’exercices afin d’évaluer les candidats. Dix-huit ans plus tard, la MRS semble toujours correspondre à une demande de recrutement important, comme le souligne Véronique Jau-Poupineau, responsable de la Marque Employeur à la Direction des ressources humaines et des relations sociales (DRHRS) du groupe La Poste : « Nous réalisons 4000 à 5000 recrutements par an, dont 1500 à 2000 recrutements de facteurs, par MRS, en France. Ça représente donc un volume particulièrement important ».
 
Désormais entièrement gérée par Pôle Emploi via les plates-formes de vocation, créées en 2005, la méthode de recrutement par simulation semble donc avantageuse uniquement lorsqu’il s’agit de recruter en nombre. Guillemette De Larquier, Maître de conférences en Économie à l’université Paris Ouest Nanterre La Défense et Chercheuse associée au Centre d'études de l'emploi, a travaillé à plusieurs reprises sur la MRS. Dans un rapport d’enquête publié en octobre 2013 par le CEE, l’universitaire soulignait déjà l’importance du « volume » de recrutement : « La procédure liée à la MRS est trop coûteuse en terme de temps pour les entreprises qui souhaitent embaucher un ou deux salariés ». Les recruteurs ne s’en cachent pas, cette méthode va parfois à l’encontre de leurs propres fonctionnements. Au-delà du procédé, la MRS cible aujourd’hui des emplois bien précis. 

 InfographieMRS
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Des profils trop ciblés

 

Facteur, hôtesse de caisse, chauffeur-livreur ou employé polyvalent dans la restauration, les postes pourvus après des sessions de simulation sont sensiblement les mêmes depuis les premières expérimentations de Georges Lemoine en 1995 et font appel à des profils peu qualifiés. Si Pôle Emploi revendique près de « 70 séances-métiers » et « 20 séances spécifiques à une entreprise », la grande majorité des demandes de recrutement par simulation se fait autour des mêmes postes. « Pôle Emploi possède des exercices pour des conseillers clientèle ou des techniciens bancaires, mais dans les faits, ces postes nécessitent bien souvent une formation en amont et peuvent difficilement se pourvoir sur la seule base d’habiletés », explique Guillemette De Larquier.
 
Un non-sens pour Georges Lemoine qui y voit une absence d’ambition de la part de Pôle Emploi et un manque cruel de financement : « On a débuté cette aventure sans argent. Nous faisions fabriquer nos modèles pour nos exercices par des amis, en faisant jouer nos réseaux, s’indigne le sociologue, simuler des exercices pour des ingénieurs électroniques, c’est possible, il suffit simplement d’investir ».  Au-delà de ce « ciblage », l’ex-fonctionnaire reproche à l’institution de dénaturer, petit à petit, la vocation première de la MRS.
 

L’apparition de nouveaux filtres

 

Sur la plaquette de présentation de la MRS mise à disposition par Pôle Emploi, le déroulé des étapes de sélection est clair. La structure met d’abord en place une réunion d’information sur l’entreprise et le poste proposé. Viennent ensuite les sessions d’exercices simulant les conditions de travail du poste en question, puis, pour les candidats ayant obtenu une évaluation satisfaisante lors des tests, un « entretien de motivation avec l’entreprise qui recrute ». Le CV et les diverses expériences professionnelles, jusque-là mis de côté pendant le processus de recrutement, peuvent donc réapparaitre lors de cette dernière épreuve.
 
Loin d’être pénalisant, cet entretien est généralement bien vécu par les futurs facteurs selon Véronique Jau-Poupineau : « Pour certains, c’est important d’avoir vécu ces habiletés. Ils ont pu toucher de plus près le métier de facteur auquel ils aspirent et ça va leur permettre, lors de l’entretien, de savoir de quoi ils parlent. Les exercices de MRS passés avant l’entretien permettent de mettre en confiance les candidats ».
 
Une analyse nuancée par Guillemette De Larquier, qui relève les dérives de certains employeurs : 
 
 
 
 
Georges Lemoine, qui a longtemps milité pour la suppression de cet entretien de motivation, s’interroge : « Pourquoi un candidat qui démontre, selon des critères précis et des exercices mis en place par l’entreprise, sa valeur et sa qualification, se voit désormais obligé de se retrouver à nouveau face au recruteur ? » L’enseignant y voit une évolution qui pourrait ternir le bien fondé de la méthode : « Au lieu d’enlever les filtres discriminant déjà existant, je crains que cet entretien vienne finalement en ajouter un nouveau ».    
 

 

Hélène Sergent
 

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