Métiers manuels : le burn-out invisible

 

 

Les professions intellectuelles et relationnelles semblent les plus concernées par le syndrome d’épuisement professionnel. Les études sont plus rares pour les métiers manuels. Pourtant, ils présentent aussi des risques de burn-out.

 

« Des ouvriers viennent nous voir en pleurs sans savoir pourquoi ils sont dans cet état. » Arthur BlanzacLe nom a été modifié, l’infirmier souhaitant rester anonyme. rencontre régulièrement des travailleurs à bout, présentant les symptômes du burn-out (ou syndrome d’épuisement professionnel). Cet infirmier de santé au travail travaille pour une grande société française de l’industrie métallurgique, membre du CAC 40. Il est aux premières loges pour percevoir le mal-être des ouvriers. « J’ai vu des travailleurs craquer complètement. Ils se sous-estimaient et ne se sentaient plus capables de quoi que ce soit. Certains  semblaient avoir déjà pensé au suicide. »

 

Peu de données existent sur le burn-out chez les travailleurs manuels. « Pour le moment, dans la littérature scientifique française, les métiers du bâtiment ont plutôt été abordés sous l’angle de la psychodynamique du travail », précise Valérie Langevin, psychologue du travail à l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS). Cette discipline a été créée par le psychiatre Christophe Dejours, qui s’est notamment intéressé aux mécanismes de défenses développés par les ouvriers contre la souffrance et la peur au travail.

 

Dans son usine, Arthur Blanzac assure recevoir de plus en plus de visites à son cabinet, avec des symptômes qui le mettent en alerte et montrent des signes d’épuisement physique et psychique. « Pour certains travailleurs, on sent qu’il est déjà trop tard. Ils apparaissent complètement cassés. Ils sont alors rapidement mis en arrêt maladie et réorientés vers les psychiatres ou les psychologues du travail. Pour les autres, on se rend sur le poste de travail pour comprendre ce qui ne va pas. On échange avec les supérieurs et les ouvriers qu’ils côtoient au quotidien. »

 

« J’ai rencontré des ouvriers épuisés, parfois cyniques »

 

S’il est indéniable qu’ils souffrent au travail, repérer chez eux un burn-out est très complexe. « Il n’est parfois pas facile de faire la distinction entre ce qui relève de la vie professionnelle et de la vie privée », témoigne Arthur Blanzac. Si peu de chiffres existent, c’est aussi parce que la définition du mot « burn-out » elle-même reste encore floue. « Ce terme anglais est devenu une expression fourre-tout et galvaudée, estime Denis Maillard, directeur de la communication de Technologia, un cabinet de conseil spécialisé dans l’évaluation et la prévention des risques professionnels qui a publié en janvier 2014 la première étude sur le sujet. Nous l’avons utilisé médiatiquement, mais nous préférons parler d’épuisement professionnel à l’intérieur de notre étude. »

 

Trois facteurs combinés permettent d’établir si un individu est victime ou non de ce syndrome, selon Agnès Martineau, médecin du travail : l’épuisement émotionnel, l’anéantissement de l’estime de soi et le cynisme. Pour elle, si le patient ne présente pas les trois facteurs, on ne peut pas diagnostiquer de burn-out. « J’ai rencontré des ouvriers épuisés, parfois cyniques, mais l’estime de soi n’était pas altérée. Les salariés des usines et les travailleurs du bâtiment sont peut-être plus protégés du burn-out, parce qu’ils ne peuvent pas travailler jusque tardivement dans la journée. Ils font leurs heures en pointant et leurs tâches ne sont pas transposables à domicile

 

Il y a burn-out et burn-out

 

Aujourd’hui, il n’existe pas de critères communément acceptés au sein du monde médical pour diagnostiquer le burn-out. Et le syndrome d’épuisement professionnel ne fait pas partie des diagnostics officiels de maladie dans les classifications de référence, comme le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM-V), établi par l’Association Américaine de Psychiatrie, ou la dixième Classification Internationale des Maladies (CIM-10), où le burn-out figure juste en tant que facteur influençant de l’état de santé.

 

De même que la souffrance au travail ne relève pas nécessairement du burn-out. Trois facteurs combinés permettent d’établir si un individu est victime ou non de ce syndrome, selon Agnès Martineau, médecin du travail: l’épuisement émotionnel, l’anéantissement de l’estime de soi et le cynisme. Ces critères sont issus du Maslach Burn-out Inventory’s (du nom de la psychologue américaine Christina Maslach), une échelle de mesure du burn-out appliquée à l’origine aux métiers du secteur médico-social, puis légèrement modifiée pour être adaptée et étendue à l’ensemble des professions.

 

L’épuisement professionnel attesté par une enquête

 

Néanmoins, selon l’étude de Technologia, 13,2% des ouvriers présenteraient un risque d’épuisement professionnel. Un chiffre légèrement plus élevé que pour l’ensemble des 1 000 actifs sondés par le cabinet. Agnès Martineau, qui est aussi consultante pour Technologia, attire l’attention sur un résultat de l’étude en particulier : 29,2% des ouvriers disent être fatigués lorsqu’ils se lèvent le matin. Or, selon elle, c’est le matin que se révèle la fatigue psychique. « Sans forcément aller jusqu’au burn-out, cela exprime une usure et un ras-le-bol. »   

 

Les agriculteurs, quant à eux, présentent aussi un risque élevé : il s’élève à 23,5% selon l’étude. Agnès Martineau assure ne pas être surprise. « Les agriculteurs combinent tous les critères du burn-out. Leur travail constitue leur mode de vie. Il n’y a pas de distinction, pas de frontière entre leur vie professionnelle et leur vie privée. Du coup, ils font un amalgame total et n’en peuvent plus. » Agnès Martineau considère que les médecins se sont longtemps trompés en diagnostiquant un état dépressif ou la dépression pour beaucoup d’agriculteurs, alors qu’ils sont en fait atteints d’une maladie professionnelle, liée uniquement à leur travail.

 

Un syndrome difficile à diagnostiquer

 

En dépit de ces chiffres, le burn-out reste relativement invisible. Les ouvriers se montrent peu enclins à parler de leurs souffrances et à se rendre chez le médecin. « Ce sont des personnes qui n’ont pas pour habitude d’exprimer leur vécu et leur ressenti. Elles vont rarement chez les médecins traitants et encore moins chez les médecins du travail, explique Agnès Martineau. Et une fois devant leur docteur, les ouvriers disent généralement qu’ils sont fatigués pour décrire leur état. Ils recourent à cette formulation suffisamment neutre pour ne pas s’engager sur le plan émotionnel. »

 

Les agriculteurs ont, quant à eux, tendance à exprimer leur mal-être de manière radicale, par le suicide. C’est la troisième cause de mortalité dans la profession, qui présente un taux de suicide de 20%  supérieur aux autres catégories socioprofessionnelles. Depuis le 13 octobre, la Mutualité Sociale Agricole (MSA) a mis en place un numéro d’urgence pour les agriculteurs en situation de détresse psychologique. Accessible 24 heures sur 24 et sept jours sur sept, Agri'écoute permet aux exploitants d'exposer anonymement leurs difficultés à un bénévole formé aux situations délicates.

 

« La santé mentale passe toujours au second plan »

 

L’épuisement professionnel se manifeste souvent de manière somatique par des accidents du travail, dont on ne comprend pas toujours l’origine. Damien Cru, consultant en prévention des risques professionnels, a travaillé pendant dix ans comme ouvrier sur les chantiers. Il est l’auteur du livre Le risque et la règle. Le cas du bâtiment et des travaux publics. Pour lui, la question du burn-out n’est que trop rarement abordée alors que les ouvriers sont pourtant mis sous pression, notamment dans la sous-traitance. De manière générale, la question de la sécurité physique prime. « Avec les enjeux liés à l’emploi, elle domine les débats et les controverses sociales. Ce qui se rapporte à la santé mentale passe toujours au second plan, une fois évacué les autres paramètres ».

 

Or le stress et le manque de reconnaissance ne sont pas le monopole des professions intellectuelles. L’absence de vision globale des ouvriers, qui fabriquent des pièces sans toujours savoir à quoi elles vont servir ensuite, ne valorise pas leur travail. Au sein des usines, ils souffrent notamment de l’accélération des cadences, précise Arthur Blanzac. « Les temps de montage d’un moteur ont par exemple été raccourcis dans mon entrepriseEt cela toujours dans une logique économique, pas toujours comprise par les ouvriers. »

 

La production apparaît parfois trop morcelée et les travailleurs ne trouvent plus de sens à leur métier. Les incessantes réorganisations du travail entraînent également un manque de repères et accroissent le stress. « Les ouvriers n’ont pas le temps de s’adapter, témoigne l’infirmier de santé au travail. Ils reçoivent des ordres et contre-ordres et ne savent plus à qui ils doivent s’adresser au sein de leur hiérarchie ».

 

Comment mieux prévenir les risques

 

Face au risque de burn-out, il n’existe pas de solution miracle. Une cellule de veille a été mise en place dans la société où travaille Arthur Blanzac. Mais lui-même n’en fait pas partie et se demande si elle n’est pas là juste pour servir l’image de l’entreprise. A chaque visite médicale, l’infirmier fait remplir le questionnaire de l’observatoire Evrest (Evolutions et Relations en Santé au Travail) aux travailleurs. Il porte, entre autres, sur les conditions de travail et le ressenti du patient. Mais les détracteurs de ce questionnaire lui reprochent sa brièveté, qui en fait un outil réducteur, et donc insuffisant pour engager des actions de prévention.

 

Pour sortir de cette situation, des voix s'élèvent pour changer la façon d’appréhender le sujet. Damien Cru est ainsi favorable, à une unification de la santé physique et mentale au travail. Il s’oppose à une approche segmentée qui résulte des pratiques antérieures des grands organismes spécialisés, comme l’INRS ou le ministère du Travail. Selon lui, l’hyperspécialisation par risque nuit à l’action et s’avère paralysante pour les différents acteurs concernés par la prévention des risques. « Santé mentale et santé physique sont trop étroitement liées pour être dissociées ».

 

Agnès Martineau milite, quant à elle, pour la reconnaissance du burn-out comme maladie professionnelle. Le cabinet Technologia, pour lequel elle travaille, est à l’origine de la pétition qui va dans ce sens. « Cela ne peut être que bénéfique pour les entreprises. Tout le monde sera gagnant, patrons comme salariés. »

 

Thomas Chenel

 

L’effort physique, remède au sur-ménage mental

 

 

Pour le médecin François Baumann, auteur de Burn-out : quand le travail rend malade et du Guide anti Burn-out, le fait de se servir quotidiennement de son corps peut permettre aux travailleurs manuels d’éviter le sur-ménage mental. « Généralement, je préconise aux personnes atteintes de burn-out de s’occuper beaucoup plus d’elle et notamment de faire du sport. Quand on est dans l’action, on pense moins. La dimension physique des métiers manuels peut faciliter l’évacuation des pensées parasites et permettre de moins mentaliser les choses. Elle permet de garder Le corps des travailleurs peut en ce sens fonctionner comme une soupape qui les préserve du burn-out. »

 

Les aides-soignants sont par exemple moins atteints que les médecins du syndrome d’épuisement professionnel, peut-être parce qu’ils ont moins de responsabilités, mais aussi parce qu’ils utilisent leur corps au quotidien dans leur travail.

 

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