Se lever très tôt pour quitter le travail très tôt a des avantages : on a la journée devant soi et on est mieux payé si l’on fait des horaires de nuit. Et on arrange l'entreprise. Pourtant, le corps, lui, a bien du mal à fonctionner en horaires décalés...
Ils sont 3,5 millions de salariés français à travailler de nuit, de façon habituelle ou occasionnelle. Cela représente 15% des salariés, soit un million de personnes de plus qu’en 1991, selon une étude du Ministère du Travail, de l’Emploi et de la Santé portant sur l’année 2012. De nuit, ils sont souvent confrontés à des conditions de travail plus difficiles, ils doivent se montrer plus polyvalents et faire face à un rythme plus intense. Beaucoup de contraintes pour le corps qui n’est biologiquement pas programmé pour être actif durant la nuit.
Notre corps fonctionne selon un rythme circadien, expliquent les chronobiologistes, qui étudient les rythmes biologiques des êtres humains. Celui-ci marque l’alternance de différents mécanismes physiologiques sur une durée d’environ 24h. “C’est une adaptation de l’être humain à l’alternance lumière / obscurité”, explique Laurence Weibel, neurobiologiste et chronobiologiste, chargée de prévention. Ce cycle a notamment une influence sur notre rythme de sommeil, la température de notre corps, la production d'hormones ou encore notre circulation sanguine.
“Le cycle circadien dépend d’une horloge biologique principale située dans la zone du cerveau appelée hypothalamus, précise-t-elle. Plusieurs horloges périphériques, présentes dans chaque organe, permettent leur coordination. C’est par exemple grâce à ce système que le pancréas va sécréter de l’insuline après le repas" pour réguler le taux de sucre dans le sang.
Deux heures de sommeil en moins chaque nuit
Or, ces horloges sont principalement régulées par la lumière, mais aussi par l’heure des repas ou la prise de certains médicaments. Des paramètres totalement décalés lorsque l’on travaille de nuit. Laurence Weibel explique que pour ces salariés, tous ces cycles biologiques ne s’inversent pas aussi facilement que celui du sommeil. “Les horloges périphériques vont se désynchroniser. Les organes ne fonctionneront plus en phase les uns avec les autres : les enzymes digestives ne seront plus sécrétées au bon moment etc.”
En plus des effets de cette désynchronisation, les salariés subiront aussi ceux d’un manque de sommeil chronique. “Ils doivent se réveiller alors que leur température s’abaisse et que leur corps ralentit, explique Patricia Tassi, docteur en neurosciences et professeur à l'Université de Strasbourg. Ensuite on lui demande de dormir le jour quand sa température remonte et que la lumière est forte, ce qui est incompatible avec un bon sommeil.” Résultat : un sommeil fragmenté et de courte durée. Ainsi, les travailleurs de nuit dorment en moyenne deux heures de moins que leurs collègues du jour, soit une nuit de moins par semaine.
Ces dérèglements peuvent aussi favoriser les syndromes dépressifs, causer des troubles au niveau cardio-vasculaire, des problèmes digestifs qui peuvent favoriser l’obésité (comme le mettent en évidence plusieurs études), une perte de la vigilance qui peut être cause d’accidents. Selon Laurence Weibel, “toutes les grandes catastrophes comme l’explosion de la centrale nucléaire de Tchernobyl (Ukraine), celle de la navette spatiale Challenger, ou de l’usine de pesticide à Bhopal (Inde), ont été causées la nuit et attribuées à des périodes de perte de vigilance.” Selon une étude franco-britannique publiée le 11 novembre, travailler en horaires décalés accentuerait le vieillissement du cerveau. C'est la première fois qu'une étude pointe du doigt les effets négatifs (bien que réversibles) sur le long terme, même après l'arrêt du travail de nuit, notamment sur la mémoire, sur l'attention ou la réactivité de l'individu.
Capitaliser des points pour la retraite
En 2007, le Centre international de recherche sur le cancer (Circ) a décrété le travail en horaires décalés comme probablement cancérogène. Il a estimé que ce risque accru était une conséquence de la “perturbation de l’horloge biologique”. Le travail de nuit et en horaires décalés sont reconnus comme un travail pénible. Au 1er janvier 2015, de nouvelles mesures sur la prévention de la pénibilité au travail seront appliquées. L'employeur devra ainsi remplir une fiche de prévention des expositions pour chaque salarié exposé au-delà des seuils déterminés, ce qui permettra au salarié de capitaliser des points qui pourront notamment être utilisés pour partir plus tôt à la retraite. “Depuis la publication des décrets d’application en octobre que les entreprises commencent à se soucier de prévention, mais elles sont encore très peu nombreuses”, affirme Laurence Weibel.
“C’est pour anticiper le changement de règlementation que nous avons expertisé le site, ce qui nous a permis d'identifier le travail de nuit comme facteur majeur de pénibilité dans notre entreprise”, témoigne Tantely Rabemanantsoa , responsable qualité - sécurité - environnement à Valorhin, une filiale de Suez environnement qui exploite la station d’épuration de Strasbourg (Alsace). La société tourne 24h/24, 7j/7, sur 53 salariés, 20 sont des travailleurs postés. Les deux solutions proposées : la luminothérapie ou l’introduction d’un quart d’heure de sieste durant le travail de nuit. La seconde option est validée car plus facile à mettre en place.
“Nous disposions d’une pièce éloignée du bruit, il nous a suffi d’investir dans un vrai lit et du matériel d’hygiène, raconte Tantely Rabemanantsoa. On est entré en phase de test entre juin et décembre 2013, période durant laquelle on s’est fait accompagner par Mme Weibel”. A travers un questionnaire, la chronobiologiste a d’abord identifié en amont l’état du sommeil des salariés concernés afin de pouvoir comparer les résultats après la phase de test six mois plus tard. La sieste - pendant laquelle le salarié n’a pas le temps de s’endormir réellement mais est plutôt dans une phase de somnolence - n’est pas obligatoire mais 80% du personnel a choisi de la mettre en pratique.
Changer d'horaires tous les deux jours pour éviter de dérégler son corps
Les résultats sont satisfaisants pour les salariés qui expriment plus de facilité pour s’endormir au petit matin après une nuit de travail et affirment moins ressentir de sensation de fatigue et de perte de vigilance au cours de la nuit mais également lorsqu’ils utilisent leur voiture pour rentrer chez eux. “Ca a aussi permis une meilleure acceptation du travail de nuit”, témoigne le responsable.
En plus de l’instauration de la sieste de nuit, l’entreprise a également suivi les conseils de la chronobiologiste en ce qui concerne l’organisation des équipes. Chacun enchaîne un ou deux jours un même poste avant de tourner. “Il faut absolument éviter les rotations de longue durée qui dérèglent l’horloge biologique”, rappelle la scientifique. Parmi les autres mesures préconisées : éviter le grignotage, porter des lunettes au petit matin pour se protéger de la lumière bleue du soleil qui empêche le corps de s’endormir ou encore la nécessité d’un silence et d’un noir absolu pour bien récupérer durant le sommeil de jour. Pour l’heure, validée définitivement par les salariés de Valorhin, la salle de repos va être déplacée dans une pièce toute neuve dont l’usage sera entièrement réservé à la sieste.