«Le Lean n'est pas un modèle universel»

Entretien avec Tommaso Pardi, sociologue à ENS Cachan

 

Vous avez travaillé sur les constructeurs japonais en Grande-Bretagne et en France et plus généralement sur le Lean en Europe et au Japon. Peut-on parler d’un modèle universel ?

 

L’observation scientifique d’un certain nombre déclinaisons du système en Europe et au Japon montre que le Lean n’est pas un modèle universel et qu’il est soumis à des conditions de viabilité. On pourrait presque dire qu’il y a autant de déclinaisons que de pays, de secteurs d’activité, d’entreprises. Dans ses grands principes fondateurs, le Lean existe depuis une trentaine d’années. Il a donc déjà une longue histoire derrière lui. Cette histoire décrit finalement une évolution assez similaire à celle du fordisme, faite d’adaptations, de mutations, d’hybridations.

 

Les théoriciens du Lean défendent pourtant une vison « fondamentaliste » : le système ne fonctionne que lorsque ses principes sont intégralement respectés.

 

Cet argument résiste difficilement au réel. La firme Toyota, tête de pont du Lean, qui a beaucoup investi dans la diffusion de celui-ci au travers de ses implantations internationales, a elle-même rencontré des difficultés multiples : crises économiques et financières, crise de qualité avec rappel de millions de voitures…

Si le Lean peut s’avérer pertinent dans des contextes donnés, sa vision « fondamentaliste » peut être démontée point par point. La flexibilité, par exemple, est un mythe. Le Lean repose sur une réduction maximale des ressources disponibles. Celle-ci peut s’accommoder de ruptures occasionnelles dans le rythme d’activité, mais dès lors que les fluctuations deviennent récurrentes, il n’y a plus de marge de manœuvre. On est davantage dans la fragilité que dans la flexibilité.

 

Et côté conditions de travail ?

 

Les enquêtes européennes dans ce domaine montrent des proximités assez fortes entre le Lean et le taylorisme. Mais, là encore, on constate des différences parfois sensibles en fonction des contextes. Dans les usines automobiles en Allemagne, par exemple, les teamleaders, c’est-à-dire les managers de premier niveau, éléments clés du Lean, sont élus par les salariés. En France, ils sont nommés par la direction. Outre-Rhin, l’introduction du Lean a été placée de fait sous la tutelle d’une régulation sociale interne qui a produit de l’hybridation et surtout préservé de la taylorisation les compétences clés de chaque industrie. En France, on est bien loin de cet équilibre. Non seulement le Lean a mauvaise réputation pour son impact globalement négatif sur les conditions de travail, mais l’efficience attendue n’est pas au rendez-vous.

 

 

Mot-clé(s):