Travail et pauses : quelle articulation?

Compte-rendu d'observation
Nirina Moutou, Marlène Chezelle et Ludovic Tac

 

 

Selon le Larousse, « une pause est la suspension momentanée d’une activité, court arrêt de travail pour permettre le repos » Que peut nous apprendre l’observation de nos propres situations de travail ?

 

Nous allons tenter d’en savoir plus sur les pauses au travail en en faisant une observation sociologique. Nous avons choisi de le faire en incognito pour ne pas interférer sur les situations observées. Sur un des terrains, ayant eu un collègue qui s’était révélé être un journaliste infiltré, les travailleurs étaient suspicieux.

 

Nous doutions de trouver un point d’ancrage à nos différents terrains mais après nos premières observations, nous avons identifié deu types de pauses, formelles soit règlementées, et informelles. Puis nous avons posé la question de leurs frontières et de leurs usages respectifs.

 

Nous présenterons dans une première partie nos quatre terrains puis nous retranscrirons, des éléments pertinents d’analyses, communs aux différents terrains. Nous conclurons en essayant de dégager des enseignements sur l’usage des pauses au travail.

 

I. QUATRE SITUATIONS D’OBSERVATIONS

 

Nos terrains étant foncièrement différents, nous avons décidé de travailler à trois pour multiplier nos chances de trouver un point d’ancrage : trois étudiants, quatre situations d’observations. (voir plans en annexes)

 

A. DANS UNE MAISON DEPARTEMENTALE DES PERSONNES HANDICAPEES

 

La MDPH est une administration publique dans laquelle l’observatrice exerce comme assistante sociale. L’équipe observée est composée de dix personnes : huit chargés d’accueil et d’information, une secrétaire et une assistante sociale.

 

La pause formelle observée est celle du midi et est soumise au badge. Les travailleurs ont 45 minutes à ne pas dépasser, à prendre entre 12h et 13h30, temps de fermeture au public. Les pauses informelles varient entre 5 et 10 minutes à tout moment de la journée et ne sont pas badgées. Ce sont plus souvent des «pauses cigarettes » ou « boissons chaudes » à la machine à café de l’accueil.

 

B. AUTO-OBSERVATION PENDANT LE MONTAGE D’UN FILM

 

L’observateur travaille comme technicien monteur avec un réalisateur indépendant sur un produit de commande à destination d’une grande banque française. Il s’agit d’un travail d’ingénierie pour lequel une série de gestes est à effectuer suivant un scénario. Ici la présentation d’ateliers de formation, le tout en trois jours.

 

Chaque série de gestes est terminée par une pause liée autant à la poursuite des opérations (discussion) qu’à la nécessité légale de ne pas rester en continu plus de deux heures devant un écran informatique. Tous deux fumeurs, cette pause peut être prise en dehors du studio pour fumer. A cela s’ajoute la pause déjeuner.

 

C. ETABLISSEMENT SOCIAL D’AIDE PAR LE TRAVAIL

 

L’observateur est ici étranger à l’ESAT. Une soixantaine de travailleurs handicapés y travaillent, encadrés par trois moniteurs d’atelier et un chef d’atelier. L’ESAT fait de l’emballage de colis, de la mise sous enveloppe, des roulés de couverts, activités répétitives et monotones qui sont réparties en trois ateliers distincts, chacun encadré par un moniteur.

 

Trois temps de pauses formelles sont observés, une à 10h de 15 minutes après la mise en route du matin, celle du déjeuner (45 minutes à midi, échelonnée en trois mouvements), puis une troisième à 15h de 15 minutes qui coupe l’activité de l’après midi. Les pauses informelles observées sont des « pauses cigarettes ».

 

D. LIEU D’ENFERMEMENT DES ETRANGERS (LEE)

 

Le LEE est un bâtiment dans lequel des personnes sont maintenues si non admises sur le territoire français. Plusieurs organismes privés d’aide et de secours interviennent auprès d’eux 7/7, 24h/24. Ce LEE dépend de la police et est surveillée par elle.

 

Les 35 intervenants sociaux travaillent en équipe de cinq et tournent sur les temps de la journée : 8h-16h, 15h-22h, 22h-8h. Tandis que la direction et l’observatrice sont en horaires de jour.

 

La pause formelle observée est celle du midi, d’une heure, prise dans l’espace « repas ».

 

Après avoir arrêté nos observations, nous nous les sommes partagées. C’est ainsi que nous avons pointés des champs d’analyse.

 

II. ANALYSE TRANSVERSALE


 

A. LES PAUSES FORMELLES : VECTEUR DE COHESION OU DE NON COHESION

 

UN VECTEUR DE COHESION

 

A la MDPH, la pause formelle, grâce à un arrangement collectif, est régulièrement allongée. A tour de rôle, les personnes vont badger pour tout le monde, de sorte à ce que les 45 minutes formelles ne soient dépassées par personne. La pause initialement formelle, devient informelle.

 

La police est au rez-de-chaussée, il y a également un petit jardin accessible et surveillé par elle. Les chambres des maintenus sont à l’étage. C’est ici que sont principalement les 35 intervenants sociaux, la secrétaire, l’adjoint et le Directeur qui ont été observés.

 

L’observatrice travaille donc dans ce cadre, en tant qu’intervenante sociale stagiaire.

 

Dans le LEE, il n’y a qu’un lieu de pause, très restreint. Dans cet espace, il est possible de tenir à 7 maximum, à moins d’un coude de distance, dans une configuration dictée par le mobilier qui permet à tous de se voir. L’étroitesse de l’espace favorise et multiplie les interactions entre les personnes selon leur emplacement.

 

LEE : le 12/12 à 12h11 dans la salle repas, voilà des demandes de services adressées à :

A1 (assis à côté de la cafetière et de la bouilloire) : S’il-te-plait est ce que tu peux me faire chauffer de l’eau ? L’eau est chaude ? Il en reste ? Tu peux me lancer un café ?

Moi aussi s’il-te-plait.

A2 (assis à côté du frigo et du micro-ondes) : Tu peux me prendre mon repas dans le frigo ? Tu peux me chauffer ça 3 minutes ?

A3 (assis à côté de l’évier, du sucre et du sopalin, du thé) : Je peux avoir le sucre ? Je peux avoir un sopalin ? Il reste des touillettes ? Est-ce qu’il y a encore de la tisane ? Je vais t’embêter...(en montrant sa gamelle) tu peux me déposer ça ? Je peux avoir une fourchette ? Je peux avoir une cuillère ?

A4 (assis près de la porte) : Excuse moi, je peux passer ? Pardon, pardon.

Observateur (assis près de la porte) : Désolé, je passe. Pardon. Attention je passe.

 

Les services sont échangés et rendus. Par exemple, à tour de rôle, des personnes font la vaisselle pour tout le monde. Ces intéractions facilitent la prise de contact entre les personnes. Le 16 décembre, pendant cette pause, le directeur de la LEE a présenté à l’équipe une nouvelle personne. Elle a très vite fait connaissance avec tout le monde.

 

Ces pratiques renforcent les liens et créent des affinités entre les travailleurs. Dans le cas de l’ESAT, la possibilité de ces liens se réalise lors des pauses de 15 minutes. En effet, c’est le seul moment où les trois ateliers sont en pause en même temps et peuvent nouer des relations plus personnelles.

 

UN VECTEUR DE NON COHESION

 

Nous constatons à la MDPH, que le fait de ne pas avoir un lieu de pause ou une salle de repas ne facilite pas l’échange avec tous les membres de l’équipe. C’est tout l’inverse de ce qui est observé à la LEE. N’ayant qu’un lieu restreint de pauses, les échanges, lors de la pause, sont incontournables. A la MDPH, le fait de ne pas prendre les pauses ensemble forme sous groupes. Un groupe de cinq personnes entretient au sein de l’équipe une très bonne entente et des pratiques professionnelles communes. Les autres sont exclus de ce groupe. Les liens très forts créés entre eux leur assure une position dominante dans l’équipe. Ce groupe est celui des anciennes, présentes depuis la création du service.

 

UNE COUPURE AVEC LE TRAVAIL

 

A la MDPH, certains décident de manger à l’extérieur pour faire une vraie coupure avec le travail et pas dans un bureau comme d’autres font. A la LEE, trois personnes sur 35 préfèrent manger en dehors du temps de repas des autres, seuls. Il s’agit ici aussi de la nécessité d’une coupure physique nette avec le travail.

 

A l’ESAT comme à la LEE et la MDPH, ils abordent des thèmes en tous genres : enfants, Noël, vacances, concert, recette de cuisine...) A la LEE, le facteur commun aux travailleurs : les langues et les différentes cultures sont souvent à l’origine de discussions : nourriture dans ce pays, façons de vivre, significations des mots, façons de cuisiner... Cela ressemble à un partage d’informations sur un sujet qui nous plait à tous. A l’ESAT, les travailleurs ont de multiples activités, qui vont de la conversation téléphonique au chant, jusque la balade au parc. Ici, tout le monde prend ces pauses en même temps, discute de divers sujets, autres que le travail. C’est le moyen de mieux connaître les autres.

 

UN MOYEN D’EVACUER, DE RELATIVISER

 

A la MDPH, la pause du midi peut être le moment d’aborder des soucis rencontrés au travail: problèmes réguliers rencontrés avec la directrice, ou situations des usagers parfois très difficiles. Parfois, la distance cède du terrain à l’empathie et ça peut devenir pesant. La pause permet aux personnes de relativiser, de dédramatiser, en en parlant entre collègues, en se moquant parfois. A la LEE aussi, les travailleurs ont besoin de relativiser : pendant les pauses de midi, ils parlent des comportements et attitudes des maintenus qui les ont dérangés, ils se partagent les informations pour que tout le monde sache à quoi s’attendre avec certains maintenus. A l’instar d’à la MDPH, se plaindre leur permet d’évacuer.

 

C’est aussi un moment de détente, pendant lequel des éclats de rire raisonnent, à la MDPH, à l’ESAT et à la LEE.

 

ESAT : le 10/12/2014 à 10h

Les travailleurs s’arrêtent tous en même temps. Certains boivent un café dans le hall d’entrée. La plupart sortent. D’autres se répandent aux alentours de l’entrée de l’ESAT (il fait beau). Un noyau se forme avec les moniteurs, d’autres s’éparpillent (voir plan en annexe). Certains écoutent de la musique, d’autres téléphonent. Certains courent, sautent, chantent. Un d’eux parle tout seul. Quelques uns font le tour du parc. Tout le monde discute. Je suis avec un moniteur, qui m'explique en souriant qu'il est interdit de parler boulot. Alors on devise, on parle sport.

Au bout d’un quart d’heure, les travailleurs reprennent leurs activités en bon ordre – je ne remarque pas de récalcitrants, ou de traînards.

 

 

Travaillant dans un contexte stressant qui laisse peu de places au rire, les pauses permettent de se ressourcer, avant la reprise du travail.

 

Alors qu’on observe une coupure avec le travail, plus ou moins forte, pendant les pauses formelles, les pauses informelles peuvent elles, au contraire en être la continuité.

 

B. LES PAUSES INFORMELLES : UNE CONTINUITE DU TRAVAIL

 

Sur tous les terrains, les pauses informelles sont le plus souvent prises sur des temps courts.

 

Elles ont différentes motivations, pause cigarettes, boisson, en-cas, téléphone etc.

 

A la MDPH, prises devant la machine à café, c’est le moment d’échanger avec les autres services sur un dossier. Avant d’ouvrir au public, de manière informelle, certaines personnes se regroupent, prennent un café et échangent sur l’organisation de la journée.

 

A l‘ESAT, les pauses cigarettes prises par les moniteurs sont les seuls moments pendant lesquels ils peuvent échanger, au secret des travailleurs handicapés qu’ils encadrent. C’est le moment de parler organisation, planning. De plus, le directeur adjoint fume et pendant ces pauses, il est possible d’échanger avec lui.

 

A la LEE, il arrive qu’un travailleur craque et qu’il ait besoin de se calmer, c’est le moment d’aller se poser pour pouvoir reprendre ensuite le travail, dans de bonnes conditions.

 

Ce sont autant de moments de pauses, qui s’inscrivent dans une continuité de travail, de manière moins intense, moins pénible pour le travailleur. Certaines pauses informelles sont en fait des temps de travail pendant lesquels le rythme de travail est moins soutenu.

 

Nous avons observé des usages différenciés des pauses formelles et informelles. La pause formelle est prise collectivement, favorise la cohésion de groupe et répond a un besoin de coupure. La pause informelle est décidée plus individuellement, peut être l’occasion d’aborder des sujets liés au travail alors qu’au contraire, durant les pauses formelles, on met le travail de côté, pour s’aérer.

 

Si les temps de pause se distinguent facilement, nous remarquons toutefois que les frontières entre les usages des deux types de pause sont floues. Des pauses formelles sont devenues informelles lorsqu’une équipe de travail s’est organisée pour rallonger leur pause règlementaire malgré l’obligation de badger. De même, une pause formelle a pu être utilisée comme une pause informelle, celle qui permet la continuité du travail, c’est-à-dire qu’il est arrivé qu’une pause règlementaire ne soit en rien une coupure avec le travail mais qu’elle en soit toujours. Notons d’ailleurs que cet e emple de faits observés sort d’un conte te de travail indépendant.

 

Nous avons laissé en suspens plusieurs questions qui nécessitent de pousser les recherches pour tenter d’y répondre. Notamment, concernant les pauses formelles, si nous avons observé que les travailleurs souhaitaient une coupure plus ou moins nette avec le travail, physique ou à propos des sujets de conversations abordés... Ne serait-ce pas pour en assurer la continuité ? Se ressourcer pour mieux travailler ?

 

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