Avec le revenu de base, du fric pour tous, du temps pour chacun

L'Inconditionnel a coûté une dizaine de milliers d'euros. PHOTO JAE

Un journal consacré au versement d’argent inconditionnel à tout citoyen vient d’être lancé. L’objectif est d’octroyer à chacun un revenu. La mise en place d’une telle mesure pourrait provoquer de nombreux changements dans notre société.

Ils veulent verser à chaque citoyen de l’argent sans aucune condition. «Le principe du revenu de base [ou revenu universel, ndlr] consiste à verser un revenu pour tous, sans condition, de la naissance à la mort, de manière inaliénable», explique Stanislas Jourdan, co-fondateur et coordinateur du Mouvement Français pour un Revenu de Base (MFRB). Le 12 décembre dernier, la soirée de lancement du journal L’Inconditionnel  était organisée dans le XIXe arrondissement de Paris, en partenariat avec le MFRB, le Réseau Belge pour le Revenu de Base, et leur équivalent suisse. Financé grâce au site de crowdfunding Pick and Boost, le journal de 20 pages propose une série d’articles consacrés à l’ambitieux projet.

Changement de société

L’Inconditionnel a été imprimé à 60 000 exemplaires; 30 000 en France, 15 000 en Belgique, et 15 000 en Suisse. Près de 30 contributeurs ont écrit pour ce nouveau titre. Parmi eux, on retrouve des membres du MFRB. Co-fondateur de l’association, Jean-Eric Hyafil prépare une thèse sur le revenu universel.

Dans l’article qu’il a écrit avec Hugo Stéphan,  un autre coordinateur du MFRB, et Stanislas Jourdan, il propose différents moyens de financer le projet. L’un d’entre eux s’appuie sur le Revenu de Solidarité Active (RSA). «On part du RSA et on l’universalise. On le donne à tout le monde sur une base individuelle sans aucun contrôle. Ce que les gens ont reçu en plus par rapport au système actuel, on leur reprend par l’impôt. Au final, en termes de redistribution, on n’a pas changé grand-chose, mais on a un revenu universel et inconditionnel.» Pour le doctorant en économie, l’application de ce revenu permettrait de réduire la pauvreté de tous ceux qui auraient droit au RSA et qui ne le touchent pas.

Il entraînerait également la création d’une nouvelle société où la distinction entre le travail et l’activité salariale serait plus claire. «Il faut pouvoir désaliéner les gens de leur emploi», avance Stanislas Jourdan. Chaque citoyen aura la possibilité de choisir ce qu’il veut faire. «Certains vont juste lever le pied, travailler 30 h par semaine au lieu de 40. Ils consacreront plus de temps à leur famille, à leurs loisirs. D’autres vont changer d’activité et peut-être se payer une formation pour faire le métier dont ils rêvaient quand ils étaient petits ou ados.» Si le revenu de base n’a pas encore été adopté, certains ont déjà choisi de vivre selon les principes de société que ce projet pourrait instaurer.

Au MFRB, Camille Lambert s’occupe des groupes locaux et des nouveaux adhérents. Ingénieur de formation, elle privilégie son épanouissement à sa carrière professionnelle. «J’ai fait le choix d’avoir un mode de vie qui ne me demande pas trop d’argent pour pouvoir consacrer mon temps à mes activités bénévoles, notamment le revenu de base. Je n’ai pas besoin de plus de 600 euros par mois.»

Plusieurs dizaines de personnes se sont déplacées à Mutinerie pour découvrir le premier numéro gratuit de L’Inconditionnel dans une ambiance chaleureuse. Le choix du lieu n’est pas anodin. «C’est un espace de coworking [travail coopératif, ndlr] très actif  au niveau du revenu de base. C’est aussi ici qu’on trouve Ouishare [projet consacré à l’économie collaborative, ndlr], raconte Hugo Stéphan. Ces deux problématiques sont très liées, il y a beaucoup de réseautage.» Le coordinateur en profite pour montrer un article que Benjamin Tincq, co-créateur de Ouishare, a écrit dans L’Inconditionnel. Il y aborde les thèmes de l’économie collaborative et le revenu de base.

Convaincre l’opinion et les politiques

Lancée en 2011, le MFRB «s’inscrit dans un mouvement international impulsé par le Basic Income Earth Network (Réseau Mondial pour le Revenu de Base) et est affiliée à l’Alliance Européenne pour le Revenu de Base», apprend-on sur son site. Vingt-sept groupes locaux essaiment dans l’Hexagone. Le principe du revenu de base est, quant à lui, très ancien. Au XVIIIe siècle, l’intellectuel Thomas Paine l’évoquait déjà dans ses écrits. «C’est une vraie idée qui est en train de monter», indique Hugo Stéphan. Journaliste à Usbek et Rica, il est passé par les Indignés et le Front de Gauche.

Il qualifie, néanmoins, le  mouvement de transpartisan. «On a aussi des libéraux. Nous sommes au-dessus du clivage gauche/droite. Quel que soit le courant politique, le MFRB tend vers le progrès social». Côté politique, l’idée éveille les curiosités. «On a essentiellement un soutien des Verts. Je crois que pas mal de gens s’y intéressent aussi chez Nouvelle Donne. C’est en débat depuis de nombreuses années au sein de la gauche radicale, mais il n’y a pas encore de consensus.» De l’autre côté de l’échiquier, la mesure a aussi convaincu. Christine Boutin, anciene présidente du Parti Chrétien-Démocrate, qui la défend depuis plusieurs années.

 

Si aucun consensus n’a été trouvé autour de cette mesure, certains politiques militent déjà avec ferveur pour son application. Lors de la soirée de lancement de L’Inconditionnel, Karima Delli, députée européenne d’Europe Ecologie Les Verts (EELV), est venue apporter son soutien au MFRB et au journal. «On considère souvent que le revenu émane du travail. Sauf que nous sommes dans une période de crise où le chômage de masse est présent, affirme l’eurodéputée à Sciences Humaines, après un discours prononcé devant l’assemblée réunie à Mutinerie. Il y a plein de gens qui ne peuvent pas vivre. Le revenu de base leur permettrait de retrouver de la dignité.» Et de rappeler qu’en Europe 125 millions de personnes vivent sous le seuil de pauvreté et que les travailleurs pauvres constituent 8% de la population européenne.

Le MFRB n’a pas encore défini le montant de ce revenu universel. A titre personnel, Stanislas Jourdan souhaiterait le voir entre 500 et 1000 euros.De quoi réduire les inégalités  sans les supprimer. Ce n’est d’ailleurs pas le principal objectif de cette mesure. «Le revenu de base permet aussi d’avoir une autre philosophie de la vie et de remettre au coeur de nos sociétés la cohésion sociale, la solidarité, les valeurs qu’on a perdues et qui sont fondamentales pour nous», assure Karima Delli.

Les grands mouvements politiques, eux, restent réticents. «Les  gens qui se prononcent pour ne sont pas les leaders, explique Stanislas Jourdan. Ce sont ceux qui sont à la base ou des penseurs courageux qui osent penser des utopies. Le problème, c’est que dès qu’on est dans une logique électoraliste, il n’y a plus de place pour cela, c’est trop dangereux». Jean-Eric Hyafil attribue cette fébrilité aux doutes de la sphère académique sur la faisabilité de cette mesure. A cela s’ajoute le manque de popularité dont souffre le revenu universel au sein de l’opinion.«Il faut une base de citoyens favorable à cette idée. Tant qu’ils ne sentent pas que le vent tourne les politiques n’affirmeront pas qu’ils y sont favorables.»

«La fin et le début du travail»

Les détracteurs considèrent que le revenu de base mettra fin au travail. Pour le MFRB, il sera toujours au coeur des échanges et favorisera le lien social. «Les gens continueront de se définir par rapport à leur travail, détaille Stéphane Jourdan. Mais on pourra en parler sans que ce soit immédiatement assimilé à l’emploi. C’est un combat très important. Il y a plusieurs formes de travail: le bénévolat, le militantisme, les activités politiques, artistiques ou intellectuelles.»

Le MFRB souhaite octroyer ce revenu de base pour garantir une plus grande liberté aux citoyens. Pour Stanislas Jourdan, c’est l’aspiration profonde de cette mesure. «A partir du moment où les gens ont un revenu qui leur permettra d’avoir moins d’incertitudes, ils pourront plus facilement chercher une activité dans laquelle ils vont s’épanouir.»

A Mutinerie, J.W. , étudiant en philosophie à l’ENS, était déjà convaincu avant d’assister à la soirée de lancement de L’Inconditionnel. Sa formation universitaire l’a poussé à s’intéresser à ce genre de questions. «Cela met en cause pas mal de justifications théoriques qu’on a intériorisées aujourd’hui, explique le normalien qui s’apprête à passer son agrégation.  Le fait, par exemple, qu’un salaire doit se justifier par un travail ou que le travail salarié est une espèce de cap indépassable de l’humanité.»

Le revenu de base marque la fin de l’aliénation au travail. Pour J.W. , il permettrait d’amorcer un nouveau cycle qui bénéficierait au plus grand nombre. «Ce serait la fin et le début du travail. La fin du travail vécu comme une contrainte, un chantage auquel on ne peut pas échapper. La fin, également, de cette situation où une minorité détient les moyens de faire travailler une majorité et où du coup, la majorité n’a d’autre choix que de se remettre dans les mains de cette minorité.»

J.W. quitte la soirée avec une pile de journaux sous le bras. L’équipe de L’Inconditionnel invite tous ceux qui le désirent à prendre plusieurs exemplaires pour le faire découvrir. Avant de s’éclipser, le normalien prend les coordonnées d’Hugo Stéphan. L’étudiant milite à l’UNEF et souhaiterait organiser une conférence autour du revenu de base à l’ENS. «On fonctionne par ciné-débat, explique Hugo à J. On visionne le film d’Enno Schmidt, Le revenu de base, une impulsion culturelle, et après, il y a un débat.» Diffuser ses idées, c’est l’objectif principal du mouvement.

Le revenu de base est un outil qui permet de repenser le travail. Un moyen de créer une société où le citoyen jouit d’une plus grande liberté, notamment dans le choix de ses activités. D’aucuns parlent d’un idéal impossible à réaliser. Stanislas Jourdan, lui, compte bien faire appliquer ce revenu. «Le suffrage universel était une utopie, tout comme l’abondance des biens et services. Aujourd’hui, on y est. Cette notion que ce n’est pas possible, elle est dans nos têtes, pas dans la réalité.»

 

Jacques-Alexandre Essosso
 

Le transhumanisme français dit oui au revenu de base

 

En France, un autre mouvement se prononce en faveur d’un revenu de

base: le transhumanisme, qui prône l’utilisation de la technologie

pour améliorer les capacités de l’homme. Technoprog, l’association

française qui le représente défend l’instauration d’un revenu de base

au nom du «technoprogressisme». Une prise de position assez éloignée

du courant originel qui trouve ses racines dans le libertarianisme

(philosophie plaçant la liberté individuelle au-dessus de tout, ndlr).

 

Pour Cyril Gazengel, membre de Technoprog, notre société est entrée

dans un processus de «transition laborale». La machine remplacera

progressivement l’homme au travail.

 

«L’automatisation allant croissant, l’emploi disparaît. Le travail ne disparaît pas puisqu’en fait, il est occupé par les machines. […] Il faudra trouver un moyen de subsistance, surtout que c’est aussi les économies qui sont menacées. Si plus personne n’a de travail, plus personne n’a de revenus, plus personne ne consomme. Nos économies capitalistes sont basées sur la consommation de masse. Tout le système risque de s’autodétruire si on ne trouve pas un moyen de faire retomber sur les gens les revenus dégagés par l’automatisation. Et le revenu de base me semble être l’une des pistes les plus intéressantes. […] Il a déjà été testé dans le cadre de plusieurs expériences. Une fraction de gens est tombée dans une forme d’oisiveté. Mais la majorité est retournée vers des activités plutôt centrées autour de la famille ou de la communauté locale. Le travail existera encore, on fera toujours quelque chose de notre temps, mais on le fera différemment.»

 

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