Les robots vont-ils tuer les emplois ?

Jean François Dortier

Quatre emplois sur dix, y compris dans les métiers qualifiés, risquent d’être automatisés dans les vingt ans à venir : cette prédiction alarmiste, largement relayée par la presse au printemps 2015, est-elle valide ?

 

Fin 2014, une étude largement relayée par les médias alerte sur les risques majeurs que la révolution digitale en cours fait peser sur les emplois le travail Roland Berger, «Les classes moyennes face à la transformation digitale », www.rolandberger.fr/actualites/ACTUALITES/2014-10-27-la-transformation-d... . En France, dans les dix années à venir, 42 % des métiers risquent d’être transformés par la numérisation. 3 millions d’emplois pourraient être détruits. La robotisation va ainsi contribuer, promet l’étude, à « déstabiliser en profondeur les classes moyennes françaises ».

 

Concrètement, l’étude menée par le cabinet de consultant Roland Berger explique qu’une nouvelle génération de robots et de machines va désormais s’attaquer à des secteurs jusque-là épargnés par l’automatisation des tâches : dans la santé, des logiciels de diagnostics médicaux et des robots distributeurs de médicaments pourraient se substituer aux agents de soin. Les voitures automatisées, déjà opérationnelles, risquent de remplacer les chauffeurs. Même le métier de journaliste n’est pas épargné : des logiciels comme Quill sont déjà capables de rédiger des articles financiers et des comptes de matchs sportifs…

 

Conclusion : l’automatisation des tâches qui a supprimé des emplois dans l’industrie s’attaque désormais aux secteurs des services et des emplois plus qualifiés. Après les classes populaires, ce sont les classes moyennes qui sont menacées.

 

Les machines et les emplois, quelles relations ?

 

Force est de l’admettre : le remplacement progressif des humains par les machines semble une loi implacable de l’histoire. C’est d’ailleurs la raison principale pour laquelle on fabrique des machines : pour alléger l’effort et augmenter les forces humaines. Donc, à terme, pour les remplacer. Durant les trente glorieuses, l’arrivée des tracteurs et machines agricoles a permis de décupler la puissance de travail des paysans : la production de céréales, légumes, viandes, lait augmentait à mesure que le nombre d’agriculteurs diminuait. Puis ce fut au tour des emplois d’ouvriers spécialisés (OS), ces ouvriers qui soudaient ou peignaient les automobiles sur des chaînes de montage, d’être supprimés par des robots industriels. Aujourd’hui, les assurances, la banque et les services en général semblent connaître le même sort que les agriculteurs et les ouvriers naguère.

 

Mais comment comprendre alors que durant les trente glorieuses, période de grands progrès techniques, le nombre d’emplois global n’a cessé d’augmenter ? Comment expliquer qu’aujourd’hui un pays comme l’Allemagne, qui a un taux d’équipement en robots deux fois supérieur à la France (par nombre de salariés), ait aussi un taux de chômage nettement inférieur ?

 

Une réponse à cette énigme avait été apportée par l’économiste et démographe Alfred Sauvy dès les années 1980. Dans La Machine et le Chômage, il s’en prenait à l’illusion du « chômage technologique ». Si, à court terme, la machine diminue l’emploi dans un secteur (comme ce fut le cas dans l’agriculture), elle a aussi des effets positifs à long terme. La baisse des coûts des produits alimentaires entraîne en effet une augmentation du pouvoir d’achat des consommateurs, qui vont alors transférer leur consommation vers d’autres secteurs : les produits industriels ou la santé. C’est ce qu’il appelait la théorie du déversement. Voilà pourquoi les enfants des agriculteurs des trente glorieuses ont quitté « un à un le pays pour s’en aller gagner leur vie loin de la ferme où ils sont nés » (comme dit la chanson de Jean Ferrat), et gonflé les rangs des classes moyennes.

 

Depuis le livre d’A. Sauvy, bien d’autres études ont exploré les relations complexes entre emploi et chômage.

 

L’une des plus célèbres a été menée par d’éminents économistes, Olivier Blanchard et Robert Solow, qui ont montré que sur le long terme, il n’existe aucune correspondance entre innovation et chômageOlivier Blanchard, robert Solow et Beth Wilson, « Productivity and unemplyement », http://economics.mit.edu/files/1909. . Une étude de 2011 a tenté de prendre en compte trois effets de l’automatisation :

 

1/ son effet sur la productivité du travail : elle est augmentée par l’automatisation ;

 

2/ses conséquences à court terme : suppression d’emplois dans les secteurs concernés ;

 

3 /ses conséquences à long terme : transfert de revenus dans d’autres secteurs.

 

Résultat : les données empiriques confirment bien l’existence de trois effets, mais le bilan global en terme d’emploi s’avère finalement positifLene Kromann, Jan Rose Skaksen, Anders Sørensen, « Automation, labor productivity and employment – a cross country comparison », www.aim-projektet.dk/files/robot-employment.pdf .

 

Annoncer un nombre d’emplois détruits – des millions à l’horizon 2025 –, menacés par les innovations techniques en cours, en l’isolant de l’ensemble des relations macroéconomique, n’a donc aucun sens. D’autant que cette prévision repose sur une autre prévision : l’arrivée d’une nouvelle génération de programmes d’intelligence artificielle (IA) et de robots qui seraient en train de bouleverser l’économie. De quoi s’agit-il au juste ?

 

Un nouvel âge des machines ?

 

Tout le monde a entendu parlé de big data ou du cloud ; tout le monde a vu des robots humanoïdes exhibés dans les salons d’innovation ; chacun sait que la voiture sans pilote est en train d’être mise au point par la plupart des grandes marques automobiles (même Google s’y est mis avec sa Google car).

 

Erik Brynjolfsson et Andrew McAfee, deux professeurs du MIT, bien connus dans le domaine du business innovation parlent de « deuxième âge des machines » pour qualifier cette révolution en cours. Le supercalculateur Watson d’IBM est un exemple clé de cette nouvelle puissance des machines. Gagnant du jeu télévisé Jeopardy en 2011, ce programme vedette d’IBM s’attaque désormais au domaine médical ou il met sa puissance au service du diagnostic du cancer. Selon E. Brynjolfsson et A. McAfee, de nombreux programmes fondés sur les machines apprenantesMachines apprenantes Si les ordinateurs peuvent être dotés d’une mémoire phénoménale (quasi sans limites), en revanche, la capacité d’apprentissage (tirer les leçons de son expérience) est depuis l’origine l’un des butoirs de l’intelligence artificielle. Depuis quelques années commencent pourtant à apparaître des « learning machine » (apprentissage automatique) capables d’apprendre. Alors que les algorithmes classiques de l’informatique reposent sur une suite d’instructions (suivre les flèches pour trouver la sortie), une machine apprenante fonctionne sur le principe de l’expérience, comme le ferait un humain face à un itinéraire non fléché. Il s’engage dans une voie et, en cas d’impasse, revient en arrière: cette formule d’essai/erreur progressive permet de retrouver son chemin au fil des expériences successives. vont se développer dans les prochaines années sous l’effet de la fameuse loi de MooreLa fameuse « loi de Moore » n’est pas une loi à proprement parler, mais un constat empirique établi par Gordon Moore (ingénieur à Intel) en 1964. Son constat portait sur la complexité des semiconducteurs qui doublait tous les 18 mois. Une seconde formulation a eu lieu en 1975, cette fois-ci sur la fréquence d’horloge et le nombre de transistors intégrés dans un microprocesseurs. La loi de Moore s’est ensuite répandue (abusivement) sur une forme générale : elle postule que la puissance, la mémoire, la vitesse, etc. doublent tous les 18 mois. En fait la première « loi de Moore » (fréquence des processus) n’est plus valide depuis 2004. Elle se heurte à des problèmes de « surchauffe ». Quant aux capacités d’intégration de microprocesseurs, elles se heurtent désormais à un « mur » (lié à des effets quantiques) que les ingénieurs ne savent pas encore surmonter. La version populaire de la loi de Moore fonctionne toujours puisqu’elle ne correspond à rien de précis ! Les prophètes de la technologique l’utilisent en laissant supposer (à tort) que les blocages techniques de la robotique et de l’IA peuvent être levé par la seule puissance de calcul. (qui veut que tous les 18 mois les ordinateurs doublent de puissance). Faut-il avoir foi en ce raisonnement ? L’exercice de prospective qui consiste à supposer des bouleversements technologiques à venir à partir d’avancées récentes se heurte à quelques sérieuses objections.

 

Tout d’abord, l’histoire de l’IA a plusieurs fois démenti les prédictions optimistes. Lors d’un séminaire fondateur en 1956, Herbert Simon, créateur avec Allen Newell du GPS, prévoyait que dans les dix années à venir, les traducteurs automatiques auraient remplacé les interprètes : c’était il y a soixante ans ! De même, on prévoyait déjà que les systèmes experts (aide à la décision) pourraient se substituer aux médecins. Depuis, alors que les ordinateurs ont démultiplié leur puissance, l’IA a connu des développements très inégaux, alternant phases de crises et phases d’avancées partiellesJean-François Dortier, « L’intelligence artificielle. Espoirs et réalisations », in Jean-François Dortier (dir.) Le Cerveau et la Pensée, éd.Sciences Humaines, 2012. , qu’il s’agisse de la reconnaissance et synthèse vocale, de la traduction automatique ou de capacités d’apprentissage artificiel. Aujourd’hui, ce sont les machines apprenantes, fondées sur des modèles prédictifs (dits bayésiens), qui ont le vent en poupeJean-François Dortier, « Penser, c’est prédire », Sciences Humaines, n° 248, mai 2013. . Mais elles ne vont pas forcément donner lieu à un bouleversement technologique majeur. En vérité, la prospective technologique est un art risqué. Et la traduction en termes d’emploi d’avancées technologiques hypothétiques l’est encore plus. (encadré ci-dessous). À ce titre, les exemples évoqués dans l’étude de Roland Berger invitent pour le moins au scepticisme.

 

Hôpital et transport

 

L’exemple du secteur médical est édifiant. L’étude nous apprend que le logiciel Watson d’IBM est capable d’établir des diagnostics médicaux « fiable à 90 % pour les cancers du poumon ». Faut-il en conclure que les jours des médecins sont comptés ? Non, bien sûr, « le médecin ne disparaîtra pas » précise l’auteur de l’étude, avant de préciser que ce sont plutôt les emplois paramédicaux qui seront directement touchés, « notamment le personnel hospitalier via le développement des robots ». Mais ceux qui connaissent le travail véritable des infirmières ou des aides-soignants savent bien qu’un distributeur de médicaments (comme le TUG d’Athéon implanté à titre expérimental dans quelques hôpitaux de Californie) ne pourra remplacer leur travail. Dans un horizon proche, aucun robot n’est en lice pour faire les lits, un pansement, déplacer les patients, faire leur toilette, etc. C’est pourquoi les médecins, les infirmières et ASH et les agents d’entretien ne sont pas vraiment menacés dans un avenir proche. Certes, la robotique médicale existe et progresse même à grand pas dans des secteurs précis : la robotique chirurgicale de précision et la robotique de réhabilitation (prothèses). Mais c’est semer la confusion que d’imaginer les métiers de soin profondément transformés par l’irruption, au sein des structures de soin, de l’informatique avancée ou des machines apprenantes.

 

Qu’en est-il du secteur du transport ? L’étude de R. Berger nous apprend que l’essor de la voiture autonome aura un « fort impact » sur l’emploi. Est-ce à dire que les chauffeurs (taxi et routiers) sont condamnés ? Là encore, l’hypothèse est plus que douteuse. Si les prototypes de voitures autonomes sont désormais fonctionnels, leur mise en commercialisation n’est pas prévue avant 2020. Et la mise en circulation d’une voiture automatique n’implique pas la disparition du chauffeur. Prenons l’exemple des avions : ils disposent depuis longtemps du pilotage automatique, mais cette technique n’a pas abouti à la suppression des pilotes. De plus, l’hypothèse d’un pilotage automatique complet de certains véhicules ne verra pas le jour avant 2030 ; ce qui ruine les hypothèses alarmistes d’un fort impact sur les transports français à l’horizon 2025.

 

À n’en pas douter, la troisième révolution industrielle est en marche. Elle a déjà plus de trente ans : l’arrivée des ordinateurs de bureau et de l’informatique domestique a bouleversé la vie quotidienne et le travail. Une grande partie du secteur tertiaire est bousculée : les administrations, la santé, le marketing, l’architecture, la presse. Cette révolution a déjà conduit à la suppression de nombreux emplois. Mais elle en a transformé d’autres, et en a créé de nouveaux aussi. Elle va continuer ainsi à travailler en profondeur le paysage de l’emploi. Mais on ne peut pas annoncer que 3 millions d’emplois sont menacés ni que 42 % des emplois seront fortement impactés par cette nouvelle génération de machines. Ce sont là des chiffres magiques, voire fantaisistes, qui ne correspondent à aucune prévision tangible. La vérité est que personne ne sait prévoir l’avenir technologique à l’horizon de dix ou vingt ans et encore moins mesurer son impact sur l’emploi. Même les machines apprenantes et les robots ne savent pas le faire…

 

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