Harcèlement numérique : le droit à la déconnexion

“Il faut donner à chacun la possibilité d’équilibrer ses temps”

Qui n’a jamais envoyé un mail à deux heures du matin, alors que cela pouvait attendre le lendemain matin ? Aujourd'hui nous pouvons répondre en temps réel aux sollicitations de notre employeur, de nos clients ou de nos collègues sur nos smartphones, ordinateurs portables ou tablettes. Partout et tout de suite. Si bien que les nouvelles technologies ont pulvérisé la notion de lieu et de temps de travail.
 

Et ces nouvelles habitudes, qui ne permettent plus de véritablement séparer vie professionnelle et vie privée, entraînent de profondes modifications des conditions de travail et d’organisation dans les entreprises. Depuis quelques années des initiatives apparaissent en Allemagne et en France, sous forme d’accords syndicaux, pour protéger la vie personnelle après le travail et tenter de réduire les risques de surmenage, de stress, ou encore de burn-out. Mais ces initiatives restent isolées.
 

Alors comment lutter contre cette profusion de sollicitations ? Faut-il légiférer sur la question ? Pourrait-on bientôt rattacher un temps de connexion au temps de travail quotidien? Entretien avec Yves Lasfargue, chercheur et consultant spécialisé dans le management des nouvelles technologies, directeur de l'Observatoire des conditions de travail et de l'ergostressie (Obergo).
 

A quand remonte la problématique de l’hyperconnectivité et donc du droit à la déconnexion ?
 

Yves Lasfargue : La notion d’hyperconnectivité, qui signifie être connecté en tout lieu et en tout temps, à des individus ou à des réseaux, remonte aux premières utilisations des téléphones portables et à l’envoi des premiers mails en 1995, puis 1996. L’hyperconnectivité s’est ensuite développée et a atteint avec l’arrivée des smartphones en 2005 un nouveau seuil. Mais, c’est seulement en 2009-2010, lorsque le pourcentage de smartphones a commencé à devenir significatif, que nous avons réellement pris conscience du problème.
 

Quelles sont les contraintes qui accompagnent l’hyperconnectivité ?
 

La première problématique qui apparaît est celle du harcèlement. Hiérarchique, d’abord, car l’entreprise est en permanence connectée aux salariés et peut leur attribuer des tâches à distance. Mais le harcèlement peut aussi provenir des collègues, de façon intentionnelle ou non. Ne pas répondre à tel ou tel mail, c’est aussi prendre le risque d’apparaître en dehors du coup. Ces nouvelles technologies chronophages impliquent souvent une surcharge de travail avec comme conséquence une fatigue mentale, physique et un stress important dû au trop grand nombre d’informations à traiter.
Autre problématique : en quelques années, les règles de politesse de base ont éclaté. Dorénavant, avec les téléphones portables, nous nous permettons de solliciter quelqu’un à n’importe quelle heure et d’exiger un retour presque immédiat.

Il y a une vingtaine d’années, la grande revendication des cadres était d’obtenir plus d’informations. Désormais, c’est l’inverse. Nous avons su gérer la pénurie d’information, il va maintenant falloir apprendre à gérer le trop-plein d’information.

 

Mais à l’ère de l’hyperconnexion, le droit à la déconnexion vous semble-t-il réaliste ?
 

Il faut rappeler que toute la population n’est pas concernée. Le phénomène d’hyperconnectivité touche essentiellement les cadres, même s’il a tendance a déborder un peu. En réalité ce qui pose problème depuis 2009-2010, c’est la détérioration sensible des conditions de travail des salariés, avec ce que l’on appelle l’infobésité, c’est-à-dire le trop grand nombre de sollicitations communicationnelles.
 

En parallèle, il y a une détérioration de la productivité liée à cette infobésité. En comptant le nombre de mail, le nombre de courriers par jours, de coups de téléphone ou d’intrusion dans le bureau, un cadre moyen doit traiter près de 150 sollicitations par jour, soit une interruption toute les quatre minutes. Ces interruptions impactent la productivité et les conditions de travail, sans compter que lorsque le cadre rentre chez lui, il reçoit encore des sollicitations communicationnelles.
 

Les entreprises s’emparent peu à peu du problème, mais le droit à la déconnexion n’est pas encore à l’ordre du jour.
 

Justement, en avril dernier, la CFDT et la CFE-CGC ont négocié avec les sociétés d’ingénierie et de conseils, l’accord dit “Syntec”, qui impose une “obligation de déconnexion des outils de communication à distance”, pour garantir le respect des durées minimales de repos. Cet accord constitue-t-il une avancée importante?
 

Cette revendication est portée depuis longtemps par les syndicats. Dès l’apparition des téléphones portables, l’hyperconnectivité à provoquer des demandes et l’accord Syntec, vient les concrétiser. C’est une réelle avancée, car la notion de déconnexion, qui n’était dans aucun texte, apparaît dorénavant dans des accords signés par les syndicats.
 

En revanche, ce ne sont pas les répercussions immédiates qui sont importantes, mais plutôt la valeur pédagogique de ces accords qui font passer l’idée que c’est à la hiérarchie de faire respecter l’organisation de cette déconnexion. Mais le salarié a aussi souvent sa part de responsabilité. Une partie de la non-déconnexion vient des cadres, qui par addiction ou par confort ne veulent pas se déconnecter.
 

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Un cadre moyen doit traiter 150 sollicitations communicationnelles par jour.


Alors faut-il légiférer sur la question, pour protéger les employés d’eux-mêmes ?

Non, il faut que ces restrictions se fassent par accords locaux au sein des entreprises. Aucun règlement coercitif ne pourrait s’appliquer, car ce qui est applicable dans une entreprise est inapplicable dans une autre. Les besoins des salariés sont différents et la notion de confort individuel est devenue très importante. Pour certains, le confort, c’est aussi de pouvoir lire les mails le dimanche soir pour pouvoir préparer la matinée du lundi.

Lorsque notre smartphone devient notre bureau et que l’on peut se connecter partout et tout le temps, pour envoyer un mail, lire un dossier ou finir un travail, peut-on encore parler de lieu et de temps de travail ?

La priorité est toujours donnée au bureau fixe, même si les mentalités évoluent et que le lieu fixe du travail est en train d’être remis en question par le télétravail. Cependant, parallèlement au lieu de travail privilégié qu’est le bureau, se développe la notion de lieux intermédiaires ou de tiers lieux qui sont, aussi bien, la voiture ou l’aéroport, que les transports en commun ou l’hôtel.

Le temps de travail, particulièrement en France est un symbole. Tous les salariés sont payés selon le critère de base de la durée du temps de travail, mais cette règle, qui correspondait au travail industriel, n’est plus adaptée à certains métiers. Puisque les frontières entre travail et non-travail sont de plus en plus floues dans les métiers de la société de l’information et les métiers de cadre, cette notion archaïque de calcul des heures de travail a perdu tout son sens.

Il est plus utile de mesurer la charge de travail ressentie, c’est-à-dire la combinaison de la fatigue physique, de la fatigue mentale, du stress, mais aussi du plaisir induit par le travail. C’est cette combinaison qu’il faut apprendre à mesurer, pour donner la possibilité à chacun d’équilibrer ses temps, entre le temps familial, les temps sociaux et le temps de travail. Cependant, cet équilibre n’est pas le même pour tous. La discussion actuelle sur le travail du dimanche montre bien que les besoins sont différents selon les profils.

Les journaux anglais se sont beaucoup moqués de “ces fainéants de français”, lors de la signature de l’accord Syntec, sur l’obligation de déconnexion. Pourquoi une telle polémique outre-manche ?

Les pays anglo-saxons sont beaucoup plus sensibles à la rémunération au résultat qu’à la rémunération au temps. Ce sont des pays où le contrat et la rémunération sont négociés sur des résultats, contrairement à la France, où la gestion par objectif est relativement peu développée. En conséquence, de tels accords suscitent l’incompréhension outre-manche.

En France, même si la culture évolue, nous avons un rapport au temps complètement différent. Il est bien vu de travailler longtemps, de finir tard le soir. Nous avons une certaine culture du présentéisme et nous ne jugeons pas les gens sur les résultats, mais plutôt sur les efforts qu’ils font pour atteindre ces résultats. C’est une notion très catholique. Alors qu’en Angleterre, il n’est absolument pas valorisant de rester tard le soir au bureau et l’on jugera surtout les résultats... Une vision qui se rapproche des valeurs protestantes de l’Angleterre.
 

L'avis du psy

 

 

Appel, SMS, mails, tweets, notifications et alertes en tout genre... Il est de plus en plus difficile pour certains de gérer l’afflux d’informations générées par les technologies de la communication (TIC).


Dans son cabinet parisien du 9e arrondissement, Marie Beaupère, psychologue du travail, reçoit de plus en plus de cadres confrontés à cette problématique et elle constate que le phénomène prend de l’ampleur. 

 
Des risques psycho-sociaux
 
Si l’hyperconnectivité peut avoir des côtés positifs - être hyper-réactif, hyper-impliqué et donc hyper-gratifié par l’entreprise - le versant négatif peut entraîner des conséquences psychologiques brutales. L’hyperconnectivité implique, en effet, d’être dans une disponibilité totale et d’être sans cesse sollicité. Si bien que la frontière entre le travail et le hors travail devient poreuse, voir inexistante.
En rapatriant du travail chez eux, de nombreux cadres pensent gagner du temps et disposer d’une certaine liberté, or ces comportements lorsqu’ils deviennent des habitudes, sont coûteux sur le plan psychique, souligne la psychologue.  
 
Des troubles du sommeil
 
L’hyperconnectivité peut également impacter le sommeil. Souvent, le salarié, après être rentré chez lui, assume les tâches de la vie sociale ou domestique, puis se reconnecte au monde du travail, via son smartphone ou son ordinateur portable. Le cerveau de nouveau sollicité entre alors dans un pic d’activité plus important et cette excitation provoque des troubles de l'endormissement.
“On ne peut pas se préparer correctement au rythme du sommeil si l’on est en hyperactivité et en hypervigilence”, souligne Marie Beaupère. 
 
Un danger d’addiction 
 
Pour la psychologue, lorsque le salarié a un sentiment de continuité avec la vie du bureau, une certaine accoutumance se crée ainsi qu’une grande forme d'anxiété qui mène au stress. Le stress se définit par un niveau d’exigence élevé avec en face une insuffisance de moyen pour y répondre. Parfois se sont les objectifs fixés par les entreprises qui ne peuvent pas être atteints par le salariés mais souvent c’est le salarié lui-même qui se fixe la barre très haute et manque de temps pour pouvoir répondre à ses propres exigences du travail. Problème lorsque ce sentiment d’échec se répète, le salarié entre dans une spirale de culpabilité avec une dépréciation de soi, qui mène au désinvestissement et à la démotivation.

“Des personnes se réveillent en pleine nuit et font des ‘to do list’ et lorsqu’ils n’ont pas réalisé tous les objectifs qu’ils s’étaient fixés pour le soir ou le week-end, ils entrent dans la culpabilité”, insiste la psychologue. 

 

Tatiana Lissitzky

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