La bienveillance en entreprise, mythe et réalités

Jean-François Dortier

 

 

Chacun a son rythme biologique qui se répercute dans ses façons de penser, d’agir et d’interagir. Trouver le bon tempo au travail permet de gagner en efficacité et de préserver sa santé.

 

 

« Le monde du travail n’est pas gentil. » D’emblée, les initiateurs de l’Appel à plus de bienveillance au travail, aujourd’hui signé par plus de 300 entreprises, ont pris soin de désamorcer une critique qui vient aussitôt à l’esprithttp://journee-de-la-gentillesse.psychologies.com/La-bienveillance-au-tr.... Dès que l’on entend parler de bienveillance dans l’entreprise, les remarques acerbes fusent : « c’est de la philosophie guimauve », « l’entreprise n’est pas un monde de bisounours », etc.

 

De fait, comment parler de bienveillance quand la pression sur le travail est devenue si forte que l’on voit partout des réductions de personnels, une précarisation de l’emploi, une augmentation du stress et un boom du burn-out ? Dans un tel contexte, l’appel à la bienveillance a quelque chose de décalé, voire d’indécent. Mais, rétorquent ses défenseurs, c’est justement parce que les temps sont durs qu’il faut s’employer à adoucir les relations de travail autant que faire se peut. La bienveillance n’est pas une philosophie chamallow de gentils idéalistes, c’est au contraire un devoir pour les managers qui exigent beaucoup de leurs salariés. Ce n’est pas une berceuse illusoire dans un monde idéal, mais plutôt une exigence humaine face à la dureté des temps.

 

D’où vient l’idée ?

 

Ce mouvement en faveur de la bienveillance au travail a pris corps depuis quelques années : il s’inscrit dans un mouvement plus vaste en faveur de la promotion de la « gentillesse » dans la société. L’initiative a été d’abord été lancée par le Mouvement mondial pour la gentillesse (World Kindness Day), un collectif d’ONG, apolitique et areligieux, né à Singapour en 2000 et qui a instauré la Journée internationale de la gentillesse qui a lieu tous les ans le 13 novembre Et relayé en France à l’initiative de Psychologie Magazine. .

 

L’appel à la bienveillance a été relayé à l’école et à l’hôpital, dans les collectivités territoriales. En 2014, le ministère de l’Éducation nationale a publié un guide, Une école bienveillante face aux situations de mal-être des élèves. Destiné aux équipes éducatives, ce guide vise à aider à « repérer les signes de mal-être des élèves », et agir pour « établir un climat scolaire serein ». Concrètement, les personnels sont invités à repérer les signes du mal-être des élèves – indisciplines, jeux violents, signes de fatigue en sont des indices –, puis à alerter l’équipe et agir en conséquence : s’entretenir avec l’élève, recevoir les parents, alerter s’il le faut la protection de l’enfance. À noter que dans ce guide, le mal-être est considéré comme exogène à l’école : le poids des programmes, les mauvais résultats, l’attitude de certains enseignants ne sont pas pris en compte comme sources éventuelles de mal-être.

 

Dans les hôpitaux aussi, des chartes de bienveillance ont été édictées. Elles soulignent l’importance du confort psychologique et moral du patient. Être bienveillant, c’est considérer le malade comme autre chose qu’un corps à soigner. Il est une personne, dont il convient de respecter l’intimité. Toute humiliation doit être évitée, tout cas de malveillance signalé.

 

Comment l’impulser dans l’entreprise ?

 

Transposée à l’entreprise, la bienveillance se décline selon trois principes élémentaires.

 

Considérer les personnes – Le premier rappelle tout simplement que les êtres humains ne sont ni des machines ni de simples fonctions dans un organigramme. Ils ont besoin de comprendre le sens de ce qu’ils font et d’avoir en retour, non seulement un salaire, mais quelques gratifications morales. Confier une mission ne se résume pas à donner des ordres et des consignes : cela doit s’accompagner d’encouragements, de remerciements et parfois de quelques compliments quand le travail est bien fait. Un management bienveillant ne bannit pas nécessairement les critiques – voire les sanctions – qui s’imposent parfois ; mais il évite de dénigrer les personnes. Il s’agit avant tout de chasser toutes les pratiques perverses : les injonctions paradoxales, les exigences démesurées, le management par le stress, le harcèlement, le mépris et l’humiliation. Respecter la personne autant que la fonction revient à faire preuve d’attention à autrui. Demander à un collègue des nouvelles de sa famille ou de sa santé ne relève pas simplement du savoir-vivre : il arrive que l’on découvre à l’occasion l’existence de problèmes privés (un divorce, une maladie, le départ d’un enfant à l’université). Beaucoup de managers préfèrent ignorer ces questions par mécanisme de défense (« je ne suis pas leur nounou »). Pour Marie-Christine Bernard, auteure d’Être patron sans perdre son âme (Payot, 2013), un simple mot de soutien, une écoute suffisent à faire du bien. Certes, le manager n’a pas vocation à intervenir sur les enjeux personnels ; il n’est ni un psychologue ni un ami. Mais l’entreprise est un lieu de travail autant qu’un lieu de vie, et les êtres humains ne se transforment pas subitement en une fonction en franchissant la porte de leur bureau.

 

Veiller à la qualité des relations humaines – Au travail, lieu de coopération par excellence, les motifs de discorde sont aussi multiples. Les relations hiérarchiques, les conflits de territoire, les désaccords sur les objectifs ou sur la façon de faire sont omniprésents ; sans même parler des personnalités qui ne s’accordent pas. Éric Albert rappelle aussi que les critiques malveillantes, les jugements à l’emporte-pièce, les reproches acerbes et méchants ne sont pas à sens unique  Éric Albert, « Manager avec bienveillance », L’Entreprise, n° 316, novembre 2012. . Il existe celles de managers malveillants, hautains et méprisants, mais aussi celles des salariés entre eux ou des salariés à l’égard de leurs managers. Les conflits entre personnes s’enveniment souvent sous la forme de clans : amis et ennemis, méchants et gentils. Certaines personnes se démarquent pourtant par leur capacité à déminer les conflits. On parle aujourd’hui de « toxic handlers » pour les désigner (encadré ci-dessous). Cette qualité humaine est sans doute un trait de personnalité. Mais elle peut aussi se cultiver : les techniques de communication non violente, de maîtrise de ses émotions, les modèles d’autorité non agressive font partie des pratiques de la bienveillance.

 

Respecter les conditions de travail – Un autre principe de bienveillance porte sur le respect de bonnes conditions de travail : éviter les réunions à rallonge, les dérangements intempestifs, les appels ou courriels hors du temps de travail, veiller aussi à l’aménagement d’un espace de travail et d’un matériel appropriés. La bienveillance passe enfin par un souci des managers pour assurer de bonnes conditions de travail. L’aménagement de son espace de travail, les transports, les repas, les gardes d’enfants ne sont pas des questions annexes. Tout ce qui relève de l’aménagement des conditions de travail relève de la bienveillance et du bien-être.

 

Les principes de bienveillance sont au fond très simples : promouvoir l’attention à autrui, veiller à la qualité des relations personnelles et aux bonnes conditions de travail pour chacun.

 

Cette attitude est-elle payante ?

 

Oui, proclame Juliette Tournand, consultante, auteure de La Stratégie de la bienveillance  Juliette Tournand, La Stratégie de la bienveillance ou l’Intelligence de la coopération, Interéditions, réed. 2014. . Les gains de ces comportements ont été démontrés sur le plan scientifique par la théorie de la coopération (encadré ci-contre). En fait, les modèles théoriques issus de la théorie des jeux démontrent qu’il est bénéfique pour tous de jouer la carte de la bienveillance. Car il existe dans toute activité humaine un principe de réciprocité : le don appelle le contre-don, le respect appelle son retour. Et sur le terrain, il ne manque pas de belles histoires pour illustrer la théorie.

 

En 2013, le Prix de la stratégie de la bienveillance a été décerné à Florence Pratlong, créatrice de la fromagerie Fédou, installée en Lozère. L’histoire raconte que cette chef d’entreprise bienveillante a apporté beaucoup de bien autour d’elle : l’embauche de salariés a permis de faire vivre l’école du village en voie de fermeture ; ses salariés sont ravis d’être considérés, écoutés et associés aux décisions. Elle a noué avec ses fournisseurs un contrat de confiance pour assurer le prix du lait de brebis. Bienveillance à l’égard des clients, des fournisseurs (de lait), des salariés. « L’écart de performance est énorme », se réjouit F. Pratlong. La productivité a augmenté de 25 %, les ventes ont suivi. etc. La dynamique serait donc vertueuse. La stratégie de la bienveillance serait donc un levier de performance.

 

Il reste que pour une belle histoire, il existe sans doute beaucoup de déconvenues. Pour une réussite comme Fédou, combien d’entreprises en crise ont précipité leur chute parce qu’un chef d’entreprise attaché à son personnel a hésité à licencier à temps  Voir Marie-Christine Bernard, Être patron sans perdre son âme, Payot, 2013. ? Combien de managers gentils et compassionnels n’ont pas eu le courage de sanctionner un salarié et se sont vus reprocher ensuite leur faiblesse par d’autres collègues ?

 

C’est à l’heure actuelle la principale limite de cette belle idée : la bienveillance fonctionne tant que les entreprises fleurissent, ou que les salariés se serrent les coudes autour d’un leader charismatique et entreprenant. Mais peut-on transposer cette dynamique d’équipe conquérante aux grandes entreprises, aux administrations ou aux entreprises en difficulté ?

 

Même pour les salariés, la gentillesse n’est pas forcément payante. Une étude américaine (2011) a montré que les salariés les plus exécrables gagnent plus que leurs collègues plus gentils ! Les hommes considérés comme « désagréables » par leurs collègues gagneraient en moyenne près de 20 % de plus que leurs aimables collègues. La différence est moins marquée chez les femmes : les « méchantes » ne gagnent que 6 % de plus que les « gentilles »  Beth Livingston, Thimothy Judge et Charlice Hurst, « Nice finish last », Academy of management, août 2011. Ces résultats, sont issus d’une compilation de plusieurs études ayant eu lieu sur vingt ans..

 

Conclusion

 

Les initiatives en faveur de la bienveillance au travail peuvent être vues comme une réaction à la dureté des temps : elle est associée à la thématique montante du bien-être au travail Voir Jean-François Dortier (coord.), « Changer le travail », Les Grands Dossiers des sciences humaines, n° 36, sept.-oct.-nov. 2014. . Les sceptiques et critiques y verront au mieux une illusion, au pire une stratégie manipulatoire. Ses promoteurs y voient un levier de la performance ou une façon de s’ennoblir (car on gagne toujours à tendre la main). Laissons le dernier mot à Jean-Yves, un DRH rencontré lors d’un stage de formation. Lui qui travaille dans un secteur difficile, l’imprimerie, a toujours cherché à gérer les situations compliquées avec le maximum de justice et d’humanité. Il éprouve une grande amertume quand, ayant fait son travail de son mieux, il doit essuyer critiques, attaques injustes et blessantes. À ses yeux, la bienveillance a peu de retombées économiques, ce qui ne l’empêche pas d’avoir une valeur essentielle : « Il faut faire les choses avec bienveillance parce qu’on estime que c’est juste et non pour en attendre une récompense. La bienveillance n’est pas forcément payée de retour. L’importance est d’agir selon sa conscience : c’est le principal bénéfice à en attendre. »

 

À LIRE

• Manager sans se renier
Jean-Pierre Bouchet et Bernard Jarry-Lacombe, L’Atelier, 2015.
• Être patron sans perdre son âme
Marie-Christine Bernard, Payot, 2013.
• La stratégie de la bienveillance
Ou l’intelligence de la coopération

Juliette Tournand, Interéditions, 2014.
• Éloge de la gentillesse en entreprise
Emmanuel Jaffelin, First, 2015.

La stratégie de la réciprocité

Je tends d’abord la main. Si on me la tend en retour, une alliance « gagnant-gagnant » s’instaure. Si je ne suis pas payé de retour, alors je réponds par la même logique à mon tour : chacun pour soi. Voici en substance, la formule du donnant-donnant théorisée par le mathématicien et psychologue Anatol Rapoport (1911-2007) et popularisée par Robert AxelrodRobert Axelrod, Comment réussir dans un monde d’égoïstes. Théorie du comportement coopératif, Odile Jacob, 1996. . Cette stratégie, un classique de la théorie des jeux, vaut autant pour les relations personnelles, professionnelles ou les relations interpersonnelles. Le principe : pour instaurer une bonne relation, chacun a intérêt à jouer au départ la carte de la coopération (tendre une main, offrir un service, faire une offre généreuse) et adopter ensuite une position en fonction de la réaction adverse : poursuivre la coopération ou assumer la confrontation en cas de non-coopération. Pour Juliette Tournand, auteure de La Stratégie de la bienveillance (2014), le principe premier est bien la bienveillance. Dans les affaires, il faut d’abord jouer la confiance. Et ne poursuivre que si l’on est payé de retour. La bienveillance est donc un point de départ et non une attitude systématique qui aboutirait à se faire léser. Elle s’accompagne de la clarté dans les objectifs et la recherche de solutions innovantes quand une tension se manifeste et risque de mener au conflit. Autrement dit : manager, c’est ménager et savoir se ménager. Jean-François Dortier

« Qui sont les "toxic handlers" ? »

Marie-Claire déteste que l’on dise d’elle qu’elle est « gentille ». Et pourtant, c’est l’étiquette qu’on lui accole dans le service hospitalier long séjour où elle travaille. Pour elle, « gentille » est un terme péjoratif : « Trop bonne, trop conne ! » Mais pour ses collègues, ce compliment revêt une autre signification. Quand éclate un conflit dans le personnel entre un cadre infirmier et un soignant par exemple, les rôles se distribuent toujours de la même façon. Il y a les amis de la « victime » : ils prennent parti et forment ensemble une meute solidaire. Il y a ceux qui se taisent, même s’ils ne sont pas d’accord, de peur de s’attirer l’hostilité du groupe. Il y a les donneurs de leçons qui pensent résoudre les choses avec des formules creuses. Marie-Claire n’appartient à aucun de ces groupes. Elle sait écouter, entendre la plainte, la colère, le désarroi. Et elle sait trouver les mots qui réconfortent sans forcement prendre le parti de la victime. Elle fait la part des choses : « Tu ne crois pas qu’il est fatigué ? », « Tu penses vraiment qu’il l’a fait exprès ? » Elle entrevoit des issues : « Va le voir, demande-lui calmement sans t’énerver, tu verras bien comment il répond. » Marie-Claire est à la fois empathique (elle comprend le point de vue), compassionnelle (elle sait rassurer, dédramatiser), elle est bonne communicatrice (elle sait expliquer les choses posément). Elle sait désamorcer les conflits et calmer le jeu. Qu’est ce qu’un « toxic handler » ? Marie-Claire est une démineuse de conflit. Au États-Unis, on parle de toxic handler, un terme difficilement traduisible. Les toxic handlers font l’objet d’études en organisation dans quelques universités comme celle du Michigan, où existe un « compassion lab », ou de Stanford (Californie). En France, Gilles Teneau, chercheur associé au Cnam y a consacré un livre, Empathie et compassion en entreprise (2014). Le chercheur souligne l’importance de ces individus pacificateurs dans les organisations. Ils ne correspondent aucunement à un statut ni à une compétence reconnue, mais leur présence permet la « résilience organisationnelle », autrement dit, la pacification des mœurs. Jean-François Dortier

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