Gérer son temps : un art de vivre...

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« Time is money », disait Benjamin Franklin. C’est faux ! Le temps est beaucoup plus précieux que l’argent. Maîtriser son temps, c’est d’abord la liberté de décider de sa vie.

 

Comme tous les dirigeants, les cadres, les universitaires, les infirmières, les avocats, les fonctionnaires, les mères de famille et même les retraités, je suis débordé. Je croule sous les réunions, les rendez-vous, les projets en cours, les emails en retard, les urgences, les chantiers en suspens, les imprévus. Et comme tout le monde, je stresse le dimanche soir en pensant à l’avalanche de tâches qui m’attendent la semaine suivante. Comme tous, je papillonne, je saute d’une tâche à l’autre, je m’agace des dérangements, je m’énerve des imprévus, je culpabilise de mes retards ; je me maudis de ne m’y être pas pris plus tôt et promets de m’y prendre mieux la prochaine fois. Puis, la crise passée, je continue comme avant. Bref, je suis comme tout le monde.

 


Pourtant, de l’extérieur, rien n’y paraît. Je suis le genre de type dont on dit « mais comment fait-il pour tout faire ? »  : diriger une entreprise, écrire des articles, des livres, tenir son blog, s’occuper de sa famille, faire du sport, de la musique, aller au cinéma, tondre la pelouse, voir des amis, faire les courses, lire des romans. Je trouve même le temps de flâner des heures devant la télévision ou sur Internet. Comment cela est-il possible ? En fait j’ai un secret : je me soigne. Mon remède pour lutter contre la dictature de l’urgence tient à quelques règles de vie acquises au fil du temps et de lectures édifiantes.


 

J’ai mis longtemps avant d’oser entrer dans une librairie pour acheter un manuel de gestion du temps. Mes résistances tenaient à quelques préventions tenaces. La première était la honte. Les livres de gestion du temps, rangés aux rayons « Développement personnel », ne sont guère fréquentables car intellectuellement illégitimes. Dans Le Philosophe nu (Seuil, 2010), Alexandre Jollien raconte qu’un jour il est arrivé à la caisse du libraire, un peu honteux, avec le livre Comment avoir un ventre plat glissé dans une pile entre un Spinoza et un livre sur Lucrèce. Je me souviens avoir éprouvé la même expérience avec ma première méthode de gestion du temps. La deuxième résistance tenait du scepticisme à l’égard de méthodes miracles qui prétendent vous changer en sept jours. Comme s’il était possible de se transformer en une semaine ! Mais la principale répulsion m’empêchant d’ouvrir ces manuels tenait à une autre raison plus fondamentale : la peur que ça marche !


Ne travailler que trois heures par jour

 

Optimisez votre emploi du temps, Bien gérer son temps, Soyez efficace…, tous ces titres semblent envoyer un message implicite : il faudrait être toujours « performant » et savoir « gérer » sa vie comme on gère une entreprise. Longtemps, j’ai interprété – à tort – ces titres comme une injonction à ne plus perdre une minute, à ne plus gaspiller ses journées, à « rentabiliser » son temps. Donc ne plus flâner, ne plus s’accorder des périodes de farniente, de rêveries… Quelle horreur et non merci ! Comme tout le monde, je ne souhaite pas être efficace : je veux être heureux !


 

Je m’étais trompé ! Quand j’ai ouvert le premier livre sur la gestion du temps Voir par exemple Declan Treacy et Polly Bird, Gérez efficacement votre temps…en 7 jours, Dunod, 2007., j’ai compris mon erreur. Le livre proposait de « ne travailler que trois heures par jour ! » L’auteur était un consultant américain, le genre de type qui affiche un large sourire, dirige trois sociétés, écrit des livres à succès, est marié à une délicieuse épouse, a trois enfants charmants, a visité le monde entier, fait de l’alpinisme et joue du saxophone avec un groupe d’amis musiciens… Le tout en ne travaillant que trois heures par jour !


 

Ce héros libéral rejoignait paradoxalement l’utopie anarchisante de Paul Lafargue, Bob Black et autres apôtres de la réduction massive du temps de travail Voir Paul Lafargue, Droit à la paresse, 1880, rééd. Allia, 2011, Adret, Travailler deux heures par jour, Seuil, 1977, et Bob Black, The Abolition of Work and Others Essays, Loompanics Unlimited, 1986.
. Avec un avantage notable : il pouvait en plus accomplir tous ses projets.


 

Je fus donc surpris de découvrir que la règle numéro un d’une bonne gestion du temps ne consiste pas à être performant du matin au soir mais au contraire à disposer de beaucoup de temps libre ! L’art du temps, ce n’est pas de vivre à 150 à l’heure, mais de desserrer les étreintes qui pèsent sur son travail, de dégager du temps pour soi. Il fallait que j’en sache plus…


Définir ses priorités


 

Un jour, Joël de Rosnay m’a confié ceci : « Je classe mes activités en quatre catégories : d’abord ce qui est urgent et nécessaire, ensuite ce qui urgent mais non nécessaire, puis ce qui est nécessaire mais non urgent et enfin ce qui n’est ni urgent ni nécessaire… et je commence par la fin ! » Je ne l’ai pas vraiment cru : J. de Rosnay a la carrière trop bien remplie pour croire à ce qui était sans doute une petite coquetterie de sa part. Mais sa description des activités correspondait assez bien à la pratique courante du procrastinateur, celui qui remet toujours à demain.


 

Établir la liste des tâches à faire et les classer par priorité est une pratique courante. On y recourt tous dans les moments de stress quand on se sent débordé. L’art des listes est même devenu une technique psychothérapeutique Dominique Loreau, L’Art des listes. Simplifier, organiser, enrichir sa vie, Robert Laffont, 2007.. Quant au classement des tâches en « urgent » et « nécessaire », elle correspond à la « matrice d’Eisenhower », une méthode courante en gestion de planning pour définir ses priorités.


 

Mais une fois la liste des « à faire » établie, l’erreur est de se précipiter sur la première tâche : la première urgence est d’abord de s’arrêter pour examiner attentivement cette liste.


 

Tout d’abord, définir ses priorités, ce n’est pas seulement accomplir par ordre d’urgence les tâches qui vous incombent. Gérer son temps, c’est aussi y intégrer tout ce qui est enviable pour nous. Cela intègre donc aussi le repos, les choses futiles mais qui vous tiennent à cœur et surtout nos projets les plus chers : nos « châteaux intérieurs ». Dans toute liste de tâches devrait donc figurer non seulement le travail, les courses, les dossiers administratifs, le dentiste, etc., mais aussi « me reposer », « aller marcher », « jouer du saxophone », « apprendre le japonais », ou « préparer le marathon » si cela fait partie de vos vœux les plus chers. Personnellement, je me suis fixé depuis très longtemps cette règle de vie : « Consacrer un jour par mois à penser à ce que je veux vraiment faire et consacrer une heure par jour à le faire. »

 

Mais où trouver cette heure ? Vouloir la grignoter sur le sommeil n’est pas une bonne idée. Cela ne dure pas plus de trois jours, le temps des bonnes résolutions de début d’année. L’erreur est aussi de repousser à plus tard ce qui compte le plus (le mois prochain, pendant les vacances, l’année prochaine, quand je serai à la retraite…). L’erreur inverse, celle du procrastinateur, consiste à repousser les obligations pour ne faire que ce qui l’intéresse.


 

Dans l’idéal, chaque jour, chaque semaine, doit être composé d’un menu complet et varié intégrant à la fois des obligations, des urgences, mais aussi des plages de détente et du temps consacré à ce qui nous semble le plus précieux.

Une fois établie la liste des choses à faire, vient une autre étape : éliminer. Le travail d’élagage est la chose la plus utile et la plus efficace qui soit. C’est pourtant la plus difficile. Car couper dans la liste des « à faire », c’est apprendre à dire non (à soi et aux autres), apprendre à déléguer, apprendre à fermer une porte pour ne pas être dérangé, se forcer à mettre son téléphone sur répondeur, ne pas ouvrir ses mails à chaque alerte. Admettre qu’il y a des courriers auxquels on ne répondra pas, des dossiers qu’on ne lira pas, des choses qu’on ne finira pas… Alors autant ne pas les commencer.


L’art de la programmation


 

Les méthodes de gestion du temps soulignent toute l’importance qu’il y a à vider son bureau et jeter tous les dossiers ouverts : tout ce qu’on a mis de côté « pour plus tard », « à voir », « en cours »… Faites le compte des chantiers inachevés qui s’amoncellent sur votre table et encombrent votre esprit. Vous serez surpris. L’art de jeter, d’alléger est quelque chose de difficile à cause des remords, des doutes, des peurs de froisser l’entourage. Or l’élagage est aussi nécessaire dans la gestion de son temps que dans le jardinage. Il faut savoir couper des branches pour permettre à d’autres de mieux pousser. Gagner du temps, c’est d’abord éliminer. 


 

Une fois définies les tâches à faire, il faut leur affecter un budget temps. Là encore deux erreurs courantes guettent. La première est de se fixer des activités sans objectif ni délai précis. « Ranger mon bureau », ou « répondre aux emails » est le type même d’activité mal évalué. Est-ce bien raisonnable de vouloir répondre à tous les emails si l’on a une longue liste de retard et que l’on n’a pas défini de tranche horaire précise pour le faire ?


 

Un conseil : si la tâche « courrier » vous rebute (ce qui est mon cas), il est plus raisonnable de fixer un quart d’heure par jour pour répondre à deux ou trois courriers plutôt que de vous attaquer d’un seul coup à la montagne qui s’accumule depuis des semaines. « Découper la montagne en morceaux » est une règle d’or de la gestion du temps. Tout repousser au lendemain ou vouloir tout écluser le même jour sont des erreurs symétriques.


 

Une autre erreur fréquente de programmation consiste à prévoir trop court. La « loi de Hofstadter », une loi fondamentale des activités humaines, affirme que « ça prend toujours plus de temps que prévu même en tenant compte de la loi de Hofstadter ». Les choses prennent plus de temps car il se présentera toujours des imprévus, des déconvenues : de l’encre qui manque dans l’imprimante, un train en retard, un coup de fil importun, des moments de fatigue et de lassitude. Ces imprévus, autant les prévenir. 


 

La nécessité d’établir des objectifs précis et limités se révèle d’autant plus importante que nombre des activités auxquelles on participe n’ont pas de volume très délimité par nature. Elles peuvent occuper un espace de temps très variable. Une même réunion de travail peut être bouclée en une heure ou en trois. Rédiger un mémoire peut prendre une semaine ou trois. Et il n’y a pas de lien étroit entre la qualité du travail accompli et le temps que l’on y a passé. Programmer, c’est donc fixer un but précis, un délai raisonnable. Le travail doit aussi être découpé en tâches intermédiaires, entrecoupé de moments de détente, de récompenses pour le travail accompli. Cette loi du découpage en séquence est essentielle.


La loi des 20/80


 

La seconde loi essentielle est celle des 20/80. Elle affirme que dans l’exécution d’une tâche on ne passe que 20 % du temps à faire l’essentiel du travail. Les 80 % du temps restant sont consacrés à finir la tâche. C’est comme si pour faire un long trajet en voiture (1 000 kilomètres) on faisait les 800 premiers kilomètres en deux heures et les 200 kilomètres restants en huit heures !


 

C’est pourtant comme cela qu’on travaille en général. Cela signifie que le temps vraiment efficace dans une journée de travail est très réduit. Prenez une réunion par exemple, les choses essentielles sont dites en peu de temps, tout le reste est bavardage, digressions, détentes et considérations annexes.


 

Mais attention : la prise de conscience de cette loi des 20/80 ne consiste pas à vouloir être efficace tout le temps pour devenir des supermen de l’organisation qui tournent à plein régime du matin au soi. Le but est d’aménager son temps pour rendre ses quelques heures vraiment productives. Voilà le secret des « trois heures de travail par jour ».


 

Cela consiste d’abord à identifier les moments où l’on carbure le mieux (pour moi le matin de bonne heure). Une fois cernés ces moments-là, il faut les sanctuariser, autrement dit réserver ce temps (et un lieu propice), pour réaliser les activités qui nous semblent les plus stratégiques. Sanctuariser un lieu et un temps, c’est imposer un « Ne pas déranger » à son entourage (et, le plus difficile, à soi-même…). Pour ma part, je rédige mes articles le matin, entre 9 et 12 heures. Auparavant, quand je devais rédiger un article, je me fixais un objectif vague (la semaine prochaine), puis, le lundi venu, je commençais par me documenter, prendre des notes ; ce travail d’exploration étant le plus facile, le plus savoureux et n’ayant pas de limites claires je me laissais entraîner dans des explorations sans fin. Puis quand je sentais venir l’inspiration ou la pression, je me mettais à la rédaction.


 

Il m’arrivait souvent de m’arrêter en cours pour vérifier une référence, faire une lecture complémentaire… Certains jours, je faisais de grosses avancées (20 000 signes !), d’autres je calais et n’arrivais pas à construire un paragraphe correct. Je remettais tout au lendemain dans l’espoir que cela irait mieux. Quand venait le temps du « dead line  », j’étais la plupart du temps en retard. Il me fallait donc boucler à tout prix, dans le stress, la fatigue (avec des journées de 12 heures), la panique (je ne vais pas y arriver !), la culpabilité.


 

Avec le temps, j’ai appris à travailler très différemment. J’ai compris que le travail préparatoire de lecture et de prise de notes demande moins de concentration et d’énergie que l’écriture. J’avais tort de lui consacrer les moments stratégiques de productivité. De même que j’avais tort de remettre le travail vraiment créatif de rédaction à la fin… Lire, se documenter, c’est déjà commencer la rédaction si on s’astreint chaque jour à faire la synthèse des idées et lectures du jour. En consacrant chaque jour, les deux ou trois heures productives à l’écriture, j’arrivais en milieu de semaine avec déjà une base solide pour la suite. J’ai donc appris à sanctuariser ce moment d’écriture qui est devenu un rite et un rythme obligatoire. Le volume de travail assigné pour ce moment est fixé d’avance et invariable : 2 000 à 3 000 signes par jour, ni plus ni moins.


 

J’ai mis des années pour réussir à mettre au point ce système de travail, puis le respecter. Et il m’arrive encore de décrocher. Cette séquence de travail se découpe en petites tranches d’une demi-heure (parfois simplement d’un quart d’heure quand je ne me sens pas en forme), entrecoupée de petites pauses. Il est essentiel de s’accorder des pauses et même des récompenses (encore un paragraphe fini, tu peux aller prendre un café ou te distraire sur Google actualités).


 

Le reste de la journée est consacré aux réunions, rendez-vous, textes à lire et corriger, emails à traiter, à gérer, manager, me balader sur Internet, passer du temps à la machine à café, lire des magazines, préparer une conférence, bref faire mon job avec plus ou moins de zèle. Ce sont les 80 % restants.


Le temps n’est pas 
de l’argent


 

Travailler deux à trois heures par jour, avec rigueur et méthode, cela paraît simple et modeste. Trop facile même. C’est à la fois suffisant et très exigeant.


 

La loi des 20/80 peut s’appliquer à une foule d’autres activités. Par exemple, durant une séance d’entraînement à la course à pieds, on ne fait de la « résistance » (courir à un rythme rapide) que pendant 20 % du temps, le reste de la séance étant consacré à l’endurance (un rythme plus lent et qui demande moins d’effort). Quand l’on joue d’un instrument, on a tendance à passer beaucoup de temps à rejouer les mêmes morceaux, avec les mêmes points forts et erreurs. Le temps passé à corriger ses fautes ou apprendre de nouvelles mesures est en fait très réduit. Tout l’art du temps consiste à bien se concentrer sur ces phases cruciales où l’on avance vraiment.


 

Les recettes de gestion du temps sont souvent simples à énoncer mais difficile à mettre en œuvre car elles engagent une profonde transformation dans sa façon de travailler, dans ses relations aux autres et dans les buts que l’on se fixe dans la vie. Rien n’est moins simple que de définir les vraies priorités de son existence. Repousser les dévoreurs de temps, ce n’est pas simplement se défaire de mauvaises routines ou apprendre à fermer la porte de son bureau. Car on s’aperçoit vite que le premier perturbateur, c’est soi-même. Pascal disait que le malheur de l’homme vient de la distraction et de son incapacité à rester seul chez lui face à lui-même. Passer un peu de temps chaque jour, seul, à faire avancer avec méthodes les projets qui comptent pour nous, voilà le vrai défi de l’organisation de son temps. L’art du temps est un art de vivre.

 

 

Les temps pour soi

 

La possibilité de gérer leur temps du travail est le propre de certaines professions comme les cadres, managers ou professions libérales. Ce n’est pas le cas des infirmières ou des enseignants qui doivent assurer leur fonction à l’intérieur d’horaires fixés. Pour eux, le temps de travail est contraint. Mais ce temps de travail ne correspond plus aujourd’hui qu’à une petite part de leur temps de vie : loisirs, consommation, travail domestique, transports, vie de famille, engagements personnels occupent aujourd’hui plus de temps que celui du travail. Gérer son temps, c’est aussi apprendre à le modeler à sa guise, et de plus en plus en dehors du travail.

 


 

Gestion du temps : quelques règles d'or

 

Les manuels de gestion du temps (il en existe des dizaines) reposent tous sur un petit nombre de principes.


• Redéfinir ses priorités. Gérer son temps, c’est d’abord faire des choix sur ce qui compte vraiment, plaisir compris.



• Éliminer. Gagner du temps, c’est savoir éliminer le superflu et repousser les dévoreurs de temps.



• Évaluer. Définir des buts précis dans un temps limité et non des objectifs vagues. 



• Connaître ses rythmes. Concentrer ses tâches les plus difficile dans le moment de la journée où l’on est le plus efficace. C’est la loi des 20/80. 



• Repousser le perfectionnisme (qui diffère sans cesse l’avancée d’une tâche).



• Ne pas procrastiner (qui remet tout au lendemain) en « découpant la montagne en morceaux ».



• S’accorder des pauses et des récompenses à la fin de chaque mission accomplie.

 

Jean-François Dortier

 

Mot-clé(s): 

Thématique(s):