Bernard Stiegler rêve d’un nouveau monde du travail

Le philosophe français, à l’initiative du groupe de réflexion Ars Industrialis et de l’Institut de recherche et d’innovation (IRI) du Centre Georges Pompidou à Paris, observe les mutations de la société à l’aune du développement des technologies numériques. Pour le penseur hétérodoxe, l’Homme doit trouver un nouveau mode d’organisation : l’emploi pourrait disparaitre dans sa forme actuelle et généralisée, pour une meilleure affirmation du travail.

 

Pourquoi l’emploi est-il en panne en France alors qu’il y a du travail ?

 

Il n’y a pas de travail. Il y a seulement des besoins de production qui ne sont pas satisfaits par le marché du travail et l’offre d’emploi mais on connaît une restructuration très profonde de l’appareil de production. La question n’est pas là. Il y a une baisse de l’emploi structurelle catastrophique en France qui va s’aggraver dans les 20 ans à venir.

 

 

 

Pourquoi connaît-on cette baisse de l’emploi ?

 

C’est à cause du processus d’automatisation : la productivité se développe énormément contrairement à ce que dit le rapport Pisany-Ferry. Il y a des gains de productivité qui s’opèrent mais aussi un syndrome de saturation cognitive. Les situations sont contrastées. L’automatisation intègre tous les domaines : l’agriculture, la médecine, et même les métiers d’avocat comme l’a montré l’étude du cabinet Roland Berger pour le Journal du Dimanche. 3 millions de pertes d’emplois en France, dans les dix ans, et ça c’est certain. Un cabinet a annoncé 50% de pertes d’emplois dans les dix ans en Belgique. Il y a un consensus mondial sur l’écroulement de l’emploi, lié à l’automatisation intégrale. Le numérique permet de connecter des camions, des gondoles dans les supermarchés, des comportements de consommateurs en temps réel, ce qui crée d’énormes gains de productivité. Si la Chine se met à automatiser, ce qui n’est pas exclu, et si tout l’atelier se met à en faire autant, cela va aller très vite. Amazon a déjà mis en œuvre 10.000 robots. Il n’y a plus de caissières en Angleterre. A certains endroits en France aussi.

 

Est-ce que la robotisation et l’automatisation vont tuer le travail?

 

En vérité, ceux qui sont employés ne travaillent pas. Le travail, c’est créer de la différence, ce qui enrichit le monde. Dans le langage de la physique, le travail crée de la néguentropie, ce qui produit du nouveau, ce qu’on appelle innovation. A l’avenir il va falloir une organisation tout à fait différente du travail en vue d’augmenter la néguentropie puisqu’on est dans l’anthropocène (voir lexique), qui est mortel pour nous. Cela suppose de sortir de l’emploi, du salariat, pour aller vers un modèle qui repose sur le revenu contributif, basé sur l’indemnisation des intermittents du spectacle. Cela permet aux individus de développer des savoirs, des capacités, de s’enrichir, et de recevoir un revenu conditionné à la valorisation de leurs compétences dans des projets contributifs, d’association. 

 

Et que fait-on du travail manuel ?

 

Le travail manuel ne disparaît pas. Il renaît en revanche sous une forme non standardisée, non prolétarisée. Ce n’est pas du travail mais de l’emploi. On cherche aujourd’hui de vrais maçons, de vrais plombiers. Il n’y en a plus, on a détruit les compétences. On va avoir besoin de toutes sortes de gens. J’écris un livre qui s’appelle L’avenir du travail, dans lequel je soutiens que le travail est en train de venir. La plupart des gens ne travaillent pas aujourd’hui. Ils sont employés à des tâches absurdes qui ne les intéressent pas et qui ne produisent aucune néguentropie.

 

 

N’est-ce pas utopique d’imaginer la fin du salariat ?

 

Il y a une manière rationnelle et productive de valeur, de néguentropie. C’est une économie de contribution qui le permet. Elle existe déjà avec Google et Amazon, qui sont des économies de la contribution mais qui reposent sur du travail gratuit, ce qu’on appelle l’économie des data. L’économie des data est toxique et donc l’économie de contribution n’est pas forcément bonne en soi. On va devoir redistribuer. Il y a 14 000 milliards de dollars qui circulent autour de la planète qu’il faut investir dans les compétences, comme ce qu’a dit Amartya Sen avec la capacitation. Il faut restructurer la société industrielle.

 

Est-ce possible? 

C’est ce qu’avait fait un homme qui avait un petit peu de courage, Roosevelt, avec le revenu correct aux ouvriers américains qui a permis de créer un cercle vertueux. Aujourd’hui sans emploi, il n’y a pas de salariat. Donc le revenu reposera sur la contribution, le capital donnera de l’argent. La puissance publique a son rôle à jouer. Je suis en train de monter une plateforme avec les collectivités territoriales sur ces bases. Nous attendons des accords pour des expérimentations. Je ne crois pas du tout que Macron ou Hollande vont sortir de leur chapeau des solutions. Eux-mêmes ne comprennent pas grand-chose. Il faut expérimenter socialement, on ne peut pas imaginer une mise en place dogmatique. Il faut des cadres sérieux. Et on ne peut pas attendre cela de l’ENA.

 

Est-ce que l’homme va devoir se transformer, à l’image des humanoïdes, dont on entend beaucoup parler?

 

Non, c’est n’importe quoi. Un robot ne peut pas produire. Il ne peut que continuer à développer les conséquences d’un processus automatisé. Nous sommes dans l’anthropocène : l’homme produit énormément d’entropie. La production de néguentropie est indispensable, et le seul être capable est l’Homme car il a une capacité de penser, et une capacité de désautomatisation des situations. Il faut profiter du temps gagné par l’automatisation pour permettre aux hommes individuellement et collectivement d’être de plus en plus inventifs. L’homme doit se remettre à produire du savoir. Marx et Smith ont tous les deux montré qu’on allait connaître une perte du savoir avec la machine. Nous sommes arrivés à un stade que Marx appelait le fragment sur les machines, dans un texte de 1857. Il n’y a plus de travail, car toute la science sera passée dans les machines. C’est ce qu’on connaît avec les big data qui produisent du danger aussi, et de l’entropie. L’automatisation du traitement des données est alarmante. Il y a à repenser en profondeur les rapports entre l’homme et l’automate.

 

Que préconisez-vous dans les prochaines années pour la France ?

 

Je pense que d’ici à 20 ans il faut absolument que nous ayons mis en place cette procédure d’expérimentation. Sinon ca va se finir dans la violence. Il faut parler aux Français. Ca va être compliqué, nous sortons d’un monde et nous allons essayer de définir ce nouveau monde ensemble. 

 

 

 

Mathilde Siraud

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